Tunisie : Le nouveau mode de scrutin engendrera le morcellement et l’affaiblissement du nouveau parlement (Politologue)

19-09-2022

Une nouvelle Constitution et un nouveau code électoral. Kaïs Saïed continue à décliner le contenu de la feuille de route qu’il a élaboré en décembre 2021.

Les élections législatives prévue pour le 17 décembre prochain auront bien lieu grâce à la parution au JORT, en fin de semaine dernière du nouveau texte qui régira ce scrutin.

Une loi qui a fait beaucoup parlé d’elle, créant de nombreuses critiques, notamment de la part des partis d’opposition qui, certains, ont d’ores et déjà annoncé le boycott de ces élections.

Mode de scrutin, parité, découpage électoral, nous avons demandé à Hamza Meddeb, politologue, de décrypter cette nouvelle étape de l’ère Saïed.

Morcellement

Scrutin uninominal à deux tours, nouveau découpage électoral, 161 sièges à pourvoir… Les élections législatives ont changé au niveau de la forme mais aussi de fonds. Certaines dispositions de la nouvelle loi électorale ont suscité de vives réaction au sein de la classe politiques tunisienne, et notamment de frustration chez les détracteurs du locataire de la Carthage.

Les conditions de dépôt de candidatures ont également changé. Les prétendants au poste de député devront s’assurer du parrainage de 400 personnes issues de la circonscription en question… Loin de l’ancien modèle où les parrainages étaient partisans et les têtes de liste choisis par les partis.

Autre particularité, et non des moindres, celle de l’obligation de présenter un programme local et non plus national comme c’était le cas auparavant. « Ainsi, on peut comprendre que ce parlement ne sera pas destiné à proposer une vision pour la nation dans son ensemble. Il y a une focalisation sur le local ce qui apporte un risque de morcellement de la représentation. Cela ne permettra pas l’émergence de propositions nationales », indique Hamza Meddeb.

De leur côté, les partis politiques ne sont pas empêchés de participer, mais la nouvelle loi électorale semble les en dissuader. « De facto la manière dont la nouvelle loi électorale s’est structurée fait qu’elle se passe des partis. Elle donne une prime à des candidats individuels qui proposeront des programmes locaux. Nous allons donc avoir 161 députés qui seront élus sur un programme de proximité. Mais que fait-on de l’éducation, de la santé, de la défense de la sécurité, de l’économie, qui sont des sujets éminemment nationaux et qui concernent toute la communauté nationale. On ne peut pas avoir des programmes personnalisés pour chaque région. Il y a des troncs communs qui définissent les grandes orientations du pays », s’interroge le politologue.

Dans ce sens, Meddeb explique que ce mode de scrutin engendrera un morcellement de la représentation parlementaire et l’affaiblissement de l’institution parlementaire. « En l’absence de projets nationaux portés par des coalitions parlementaires, l’initiative, la décision et l’arbitrage seront en réalité entre les mains de l’exécutif », nous dit-il.

Si, jusqu’à présent, le rôle des députés était de faire des propositions et des contre-propositions à l’exécutif, aujourd’hui il s’agira plutôt de demandes, sous formes de doléances auprès de l’exécutif, qui sera le seul arbitre.

« A cause de ce morcellement, il sera difficile de voir l’émergence de coalitions parlementaires car sur des programmes locaux, les députés élus ne trouveront pas de base sur laquelle se réunir », poursuit l’expert.

Une vie politique fractionnée

Autre problème, celui du découpage. Il y a 161 circonscriptions. Certaines d’entre elles sont des délégations, d’autres sont des fusions de 3,4 voire 5 délégations. Cela est notamment dans les régions de l’intérieur. « Comment un seul député peut représenter cinq délégations avec toutes les différences qu’il y a entre elles, et qui disposent de besoins variables ? Pour pouvoir couvrir une grande circonscription comme celle qui réunit Redayef, Oum Laarayes, Mdhila, Metlaoui, Sidi Boubaker, il faut plus qu’un seul représentant. Pour cette échelle, avec des circonscriptions qui ont entre 80.000 et 100.000 habitants,  il faut des partis avec des machines politiques ou alors il faut des gens qui ont de l’argent et qui sont prêts à dépenser, pour être capables de mener une campagne », analyse Meddeb. Il explique également qu’il y a un véritable détournement de l’esprit de ce que sont des élections législatives. « Dans le mot législatives il y a la notion de légiférer. Or on ne légifère pas pour une ville mais pour une nation ».

Le politologue relève aussi le risque d’exacerbation de tensions tribales dans certaines régions. A cet égard, Hamza Meddeb fait référence notamment à la circonscription du bassin minier dans la région de Gafsa. « On sait que là-bas, il existe de réelles rivalités et solidarités tribales, dans des enjeux tels que l’embauche au sein du Groupe Chimique Tunisien ou les élections syndicales. Et aujourd’hui on demande à des circonscriptions telles que celles-çi de s’unir derrière un seul candidat. Même s’il y a des alliances, elles se feront toujours au détriment d’autres », souligne-t-il.

Une assemblée bicamérale

Une deuxième chambre est créée au sein du Parlement pour représenter les régions et contrebalancer l’Assemblée du peuple. Pour Hamza Meddeb, il y a une rivalité et une compétition entre les deux chambres car elles représenteront différentes échelles territoriales sans créer de nouvelles formes de représentations. « Le rôle de la deuxième chambre, comme celui du parlement sera de demander des projets à l’exécutif. Ils ne vont pas se compléter, car ils auront les même demandes à deux échelles différentes, ce qui provoquera une sorte de dédoublement ».

Pour se justifier (ou se défendre), Kaïs Saïed a comparé ce nouveau mode de scrutin à celui existant en France. Mais Meddeb, affirme qu’en réalité, des différences conséquentes subsistent. « En France les députés représentent la Nation et portent des projets nationaux, tandis que que le Sénat est destiné à représenter les régions et a donc une dimension territoriale. Les deux se complètent », a-t-il souligné.

Absence de parité et binationalité

Bien qu’inscrite dans la Constitution, la notion de parité dans ce scrutin n’a pas été soulevé. Elle a juste été mentionnée pour les parrainages, ce qui n’a aucune valeur puisque cela ne concerne pas les sièges occupés à l’assemblée. Il ne sera donc pas improbable que la coupole de Bardo soit à 100% masculine, au grand dam des associations féministes qui ont lutté pour que la parité en politique soit incontournable.

La question des binationaux a également engendré un grand nombre de critiques. En effet, les candidats ayant deux nationalités pourront uniquement se porter candidats dans les circonscriptions de leur lieu de résidence, devenant ainsi des Tunisiens de l’étranger et non plus à l’étranger.

« Cela pose un problème sur la définition même de la nation tunisienne. Une partie de celle-ci es composée de la diaspora et on tente avec cette loi de les écarter et de les considérer comme des Tunisiens presque de second degré pour ne pas dire de seconde zone », nous dit Hamza Meddeb.

Elections législatives

Le front de salut national, la coalition des partis sociaux démocrates ou encore le PDL ont annoncé d’ores et déjà le boycott des élections législatives, marquant ainsi leur opposition frontale à la politique menée par Kaïs Saïed. « Le boycott des partis d’opposition n’est pas une carte à jouer ou une forme de chantage. Ils iront jusqu’au bout. Il faut rappeler que ni la Constitution, ni l’organisation du référendum, ni même la nouvelle loi électorale n’ont fait l’objet d’une réflexion collective. Ils ont été élaborés par un seul homme, Kaïs Saïed. Par conséquent, la participation des partis d’opposition au scrutin reviendrait à légitimer l’action de Kaïs Saïed. Ils n’ont aucune raison objective d’y participer. On aura donc un parlement sans partis ou alors avec des tout petits partis. Ce sera un parlement composé d’une somme d’individus qui ne représentent qu’eux même », a-t-il conclu.

Wissal Ayadi