Tunisie : Audace et tabous brisés, récits de femmes professionnellement accomplies

06-05-2022

La Tunisie est souvent citée comme étant à l’avant-garde des droits des femmes dans le monde arabe, en raison d’une législation avancée, et de l’inscription de l’égalité et de la parité dans la constitution. La gent féminine représente aussi 58% des diplômés dans le pays notamment dans les filières scientifiques, et 28% de la population active. Malgré leur faible présence, les Tunisiennes ont su s’imposer dans le monde professionnel, et occuper les plus hauts postes de responsabilité dans la fonction publique ou dans le privé, l’entreprenariat et bien d’autres secteurs, souvent dédiés aux hommes…

Quelles sont les difficultés qu’elles ont rencontrées au cours de leur parcours pour réaliser leurs objectifs et gagner leur place dans cet univers masculin ? Quel combat quotidien mènent-elles pour pouvoir se positionner, surmonter les jugements de la société, loin des stéréotypes de genre.

Pour répondre à ces questionnements, Gnetnews s’est entretenu avec des femmes issues de différents horizons. Reportage.

La liberté d’expression, un long combat au féminin

Faire entendre la voix des plus fragiles de la société, et défendre les droits des minorités. Telles sont les engagements que la cinéaste Ines Ben Othmane a choisi  d’honorer, à travers ses films.

A travers sa dernière œuvre Salwa, Ben Othman a évoqué la question de la traite des humains, y compris le proxénétisme et la prostitution. Des sujets tabous qui pourraient  susciter l’indignation de l’opinion publique, notamment dans un contexte d’instabilité politique, a estimé la commission d’aide à la production du ministère des affaires culturelles en lisant son scénario.

Ines Ben Othman a mis l’accent sur l’importance de la liberté d’expression, dans une société où les inégalités sociales se creusent de plus en plus. « En proposant mon film il y a 6 ans à cette commission, je n’ai pas réussi à obtenir la subvention pour le financer, sous prétexte que le moment n’était pas idéal pour étaler de tels sujets brulants. Et qu’avec la montée de l’extrémisme religieux, et le conservatisme ambiant, la réaction du public était à ce moment-là imprévisible…», nous confie-t-elle.

Néanmoins, la réalisatrice a obtenu sa subvention 6 ans plus tard et à sa surprise, le film a été projeté en salle, avec la validation du public, qui ne s’est jamais indigné contre le contenu de l’œuvre. « Salwa, ne contenait aucune scène qui pourrait heurter les mœurs comme a estimé la commission. J’ai traité les retombées psychologiques  de ce « métier », qui dépourvoit les femmes de leur humanité, et le public l’a bien compris », réplique-t-elle.

En l’interrogeant sur les difficultés qu’elle a trouvées en tant que femme, dans le secteur cinématographique où les techniciens, directeurs artistiques, réalisateurs, scénaristes et producteurs sont souvent des hommes, Ines Ben Othmane, nous a parlé du déroulement du casting pour le film.

« Les actrices ont eu du mal à interpréter le rôle principal, car jugé très audacieux. D’autres ont refusé d’y participer, par autocensure, de peur d’être cataloguées uniquement dans ce type de personnages, par les autres réalisateurs, mettant ainsi en péril leur avenir cinématographique. J’ai dû donc chercher la perle rare, qui partage avec moi cette vision engagée pour les droits de l’Homme en général, qui n’a pas peur du regard de la société, et qui a cru dans le projet. Et mon choix est tombé sur l’actrice Rym El Benna », nous dévoile la réalisatrice.

Pour elle, la liberté d’expression, et préserver son pouvoir de dénuder la vérité et de l’exposer au grand jour, forment un combat éternel que chaque artiste doit mener, pour éveiller les consciences…

La santé sexuelle, un tabou en Tunisie

En Tunisie, plusieurs métiers de la santé mentale et psychologique sont méconnus. La plupart croit à la médecine qui traite les maladies organiques, et aux soins médicamenteux. La thérapie basée sur le dialogue et l’échange, qui ne nécessite pas des actes médicaux, n’est pas encore ancrée dans notre culture…

C’est ce qu’a souligné Rana Hamrouni, en parlant de son métier de sexothérapeute.

« Ayant fait mes études à l’étranger, je ne savais pas qu’il y a avait autant de résistance auprès des Tunisiens, par rapport à ce genre de thérapie qui certes s’immisce dans l’intimité du patient, mais qui pourrait changer leur vie…Pourtant, les Tunisiens sont bien conscients que les problèmes d’ordre sexuel représentent la première cause de divorce dans le pays. Et avec ça, chercher des solutions auprès d’un spécialiste était au début de ma carrière, peu recommandé ».

En effet, d’après la sexothérapeute, le vrai frein dans son métier est le refus catégorique d’exposer son intimité, même dans le cadre d’une thérapie. Un fait qui se contredit avec notre éducation traditionnelle. « Etant une question taboue, la sexualité ne doit pas être révélée hors du couple, nous dicte la tradition ».

Au fil des années, étonnamment, ce sont les hommes qui viennent le plus consulter. En revanche, ils restent discrets à ce sujet, et le dévoilent rarement à leur campagne, nous révèle la sexothérapeute.

En parlant des principaux freins pour son métier, Rana Hamrouni a évoqué la question du conservatisme de notre société.

Pour mieux réussir ses consultations, ou encore mes exposés lors d’ateliers, j’ai dû retravailler la terminologie de ma spécialité. Certains termes scientifiques mettaient le public dans l’embarras, et je me trouvais en train de marcher sur des œufs en m’adressant à mes patients…Pour bien transmettre les messages, j’ai réadapté mon jargon, pour ne pas heurter la sensibilité des patients aussi, nous raconte-t-elle.

« Malheureusement, nous ne pouvons pas appeler les choses par leur nom en Tunisie… Il fallait que je reformule, de la manière la plus adaptée à nos mentalités traditionnelles, sachant aussi, que les thérapies de groupe sont encore irréalisables. Les gens ont peur de s’exposer, et de se dévoiler de peur des jugements, pour leur réputation…Pourtant, cette méthode traite des anomalies communes», a-t-elle signalé.

Pour mieux casser les barrières, Rana Hamrouni travaille sur la sensibilisation à la santé sexuelle à travers les médias, les réseaux sociaux…Pour elle, le combat continu, pour démocratiser ce métier encore « tabou », en Tunisie.

Une forte personnalité, la clé pour réussir dans un univers d’hommes

Aller sur terrain, visiter les chantiers, négocier avec les fournisseurs, et traiter avec les électriciens, chauffagistes, plombiers, entrepreneurs, menuisiers et maçons, pour une meilleure exécution des plans d’aménagement. Telles sont les tâches quotidiennes, de Zeineb Trad, architecte d’intérieur et décoratrice.

Ce choix professionnel a mis cette jeune femme, devant un tas de défis à relever, comme s’imposer dans un secteur de construction, consacré habituellement aux hommes.

Avoir une forte personnalité est la clé pour s’imposer avec mes collègues, nous confirme-t-elle. « Il s’agit d’un métier qui exige une écoute mutuelle sur les instructions, la faisabilité qui doit se marier avec la créativité de l’architecte et ses inspirations. Certains sous-estiment la capacité des femmes à coordonner et avoir la clairvoyance et l’expertise pour ce travail technique, lié étroitement aux secteurs des bâtiments et de l’entretien…Ils remettent donc souvent en question nos connaissances, juste pour tester si on maitrise ce savoir-faire ! », Souligne Zeineb Trad.

Mais après un rigoureux travail, outre une longue haleine pour capter la réceptivité des interlocuteurs, l’achèvement de chaque projet, suscite un sentiment de satisfaction inégalable, et de fierté, a-t-elle conclu.

Ecrire avec sincérité au lieu de l’autocensure ou l’audace

Nous avons aussi contacté la romancière et poétesse Hend Bouaziz, qui a reçu le prix de la Journée du Manuscrit Francophone Edition 2016, pour son roman « Le jour et le jour d’après ».

Elle nous a confié que son roman a été jugé par son entourage, très audacieux par rapport notre mentalité.

« Ma famille s’est inquiétée un peu dans ce sens, pas par rapport à moi-même, mais par rapport à la société. Mais, en tant qu’auteure, cette audace était essentielle pour que je puisse m’exprimer librement. En effet, plus l’écrivain se positionne en dehors du moule, plus il y aura de la réceptivité de la part du lecteur. D’ailleurs je ne pense pas qu’un lecteur puisse être attentif à une écriture qui ne soit pas sincère », constate Hend Bouaziz.

Dans ses livres,  « Vibrato » et de « Orchidée des rêves », Hend a souligné l’importance de la touche autobiographiques dans ses romans.

« Ecrire d’une manière brutale, ne signifie pas, non plus, être dans la démesure ou dans l’audace. C’est juste être égal à moi-même. Aujourd’hui je ne m’autocensure  plus, je ne reviens plus sur le fond de ce que j’ai dit, et je laisse la liberté pour l’émotion exprimée à l’état brut, telle qu’elle m’envahit, et telle qu’elle est née », nous raconte-t-elle.

Emna Bhira