La Tunisie confrontée à une sécheresse redoutable, dessalement et autres techniques pour collecter l’eau (experte)

La situation hydrique de la Tunisie semble atteindre des proportions alarmantes en ce mois d’octobre. La pluviométrie est nulle, les températures élevées et les barrages à leur plus bas niveau. Une sécheresse intense qui dure depuis maintenant 5 ans.
Devant l’urgence, le président Kaïs Saïed a appelé, récemment, le ministère de l’Agriculture à l’intensification des efforts de dessalement de l’eau.
Quel est le potentiel de la Tunisie dans ce domaine ? Existe-t-il d’autres technique pour lutter contre la sécheresse ? Raoudha Gafrej, experte en ressources et politique de l’eau et adaptation au changement climatique nous livre, son analyse sur la question.

Préserver l’eau des barrages pour l’évaporation
La Tunisie subit, de plein fouet, les effets du changement climatique. Le pays entame une cinquième année de sécheresse consécutive avec des déficits de plus de 60% pour certaines années. « Pour cette année nous avons une élévation des températures de l’eau qui a pour conséquences l’évaporation qu’il y a dans les barrages », alerte Raoudha Gafrej.
L’experte en eau explique que face à cette pénurie, il y a deux priorités, qui sont l’eau potable pour la population et l’eau pour le cheptel pour garantir la sécurité alimentaire
A cet égard, cette dernière préconise de préserver le peu d’eau présente dans les barrages en faveur de ce processus d’évaporation afin de ne pas abîmer les infrastructures qui risquent de se fissurer si l’eau venait à sécher dans sa totalité.
Le dessalement de l’eau de mer est une urgence
Si la Tunisie ne peut plus utiliser l’eau des barrages, il faudra donc se tourner vers d’autres techniques qui permettent de garantir l’approvisionnement en eau.
Ainsi le dessalement d’eau de mer se pose comme étant une alternative durable face une situation hydrique catastrophique. A ce sujet il est important de relever que la Tunisie se trouve actuellement en état de stress hydrique ; c’est-à-dire que la quantité moyenne d’eau douce disponible par habitant est de 430 m3 par an, ce qui est inférieur au seuil établi par la FAO, qui est de 1 000 m3 par an par habitant.
« En ce qui concerne le dessalement le ministère a pris trop de temps pour mettre en place des opérations de dessalement massif. Depuis de nombreuses années, nous avons proposé à l’Etat des projets de stations de dessalement financées par des bailleurs de fonds et qui fonctionneraient avec l’énergie solaire. Malheureusement l’Etat avait pris alors beaucoup de temps pour se décider », déplore Raoudha Gafrej.
Aujourd’hui, si le dessalement s’avère nécessaire, il ne peut se faire que sur 2 ou 3 ans car ce sont des infrastructures qui sont très longues à mettre en place et qui sont très couteux. A cet égard, la Société nationale d’exploitation et de distribution des eaux (SONEDE) a planifié plusieurs unités de dessalement de l’eau de mer, tant de grandes que de petites capacités, à Menzel Temime, Ksour Essef et Zarzis. La plupart de ces unités sont actuellement en phase d’étude, notamment la station de Gabès financée par l’Allemagne pour un coût d’investissement dépassant les 200 millions de dinars tunisiens, avec une capacité initiale de 50 000 m3 par jour extensible à 100 000 m3 par jour.
La ville de Zarate a été choisie comme site d’implantation en raison de la pollution maritime de Gabès et de ses environs.
En ce qui concerne la station de Sfax, elle est conçue pour une capacité de 100 000 m3 par jour extensible à 200 000 m3 par jour. Le coût global de l’usine, y compris les infrastructures associées, se rapproche d’un milliard de dinars tunisiens, englobant les réservoirs, la station de pompage, les canaux d’adduction d’eau de mer et d’évacuation des eaux usées, ainsi que l’électrification et les études d’impact environnemental.
Raoudha Gafrej rappelle également la station de Sousse, d’une capacité de 50 000 m3 par jour extensible à 100 000 m3 par jour, avec un coût d’investissement d’environ 150 millions de dinars tunisiens dont la mise en service devait faite en 2019…
« Or aujourd’hui nous sommes dans une situation d’urgence. Il faudrait donc utiliser les stations de dessalement mobiles », conseille l’experte en eau. Ce sont des stations qui permettent de dessaler des quantités allant de 5000m3/jour à 20.000m3. « Ces installations peuvent être mises tout au long de la côte et prévoir des camions citernes qui emmènent l’eau vers les lieux d’utilisation. C’est moins couteux que des station fixes », souligne Mme Gafrej.
De plus, selon cette dernière, les stations de dessalement mobile permettent de les utiliser en fonction de la demande et de les stocker quand la situation est meilleure. « En somme, il faudrait les considérer comme des infrastructures stratégiques », ajoute-t-elle.
Par ailleurs, Raoudha Gafrej précise qu’il ne faut pas oublier que le dessalement de l’eau de mer a aussi des effets néfastes pour l’écosystème marin à cause du rejet des saumures. « C’est la raison pour laquelle il faut choisir les technologies les plus évoluées et donc les plus couteuses pour éviter le maximum de rejet de saumure ».
La collecte d’eau atmosphérique
Raoudha Gafrej indique qu’il existe d’autre techniques qui permettent de garantir un approvisionnement en eau potable en dehors du pompage des nappes souterraines. Dans ce sens elle évoque la possibilité de créer de l’eau à partir de l’atmosphère appelé « captage d’humidité » ou « collecte d’eau atmosphérique ». C’est une technique visant à extraire l’humidité de l’air ambiant et à la condenser en eau liquide pour une utilisation ultérieure. Voici quelques méthodes couramment utilisées pour créer de l’eau à partir de l’atmosphère :
Condensation de l’humidité atmosphérique : Cette méthode consiste à refroidir l’air pour le faire passer en dessous du point de rosée, provoquant ainsi la condensation de l’humidité contenue dans l’air sous forme d’eau liquide. L’eau condensée est ensuite collectée et stockée pour une utilisation.
Collecteurs d’eau de brouillard : Des filets ou des surfaces spécialement conçus sont placés dans des zones où il y a du brouillard. L’humidité contenue dans le brouillard se condense sur ces surfaces et s’accumule en gouttelettes d’eau, qui peuvent être collectées et stockées.
Déshumidification de l’air : Les déshumidificateurs extraient l’humidité de l’air ambiant en le refroidissant, ce qui provoque la condensation de l’eau. Cette eau condensée est collectée dans un réservoir et peut être utilisée à diverses fins.
Systèmes de refroidissement solaires : Certains systèmes utilisent l’énergie solaire pour refroidir l’air et provoquer la condensation de l’eau. Ces systèmes sont souvent utilisés dans des régions où l’eau est rare et le soleil abondant.
Technologie basée sur le gel : Des surfaces spécialement conçues sont refroidies au-dessous du point de congélation de l’eau, ce qui provoque la formation de glace à partir de l’humidité atmosphérique. Cette glace est ensuite fondue pour obtenir de l’eau liquide.
« J’ai écrit à de nombreuses reprises aux différents ministères pour tirer la sonnette d’alarme sur la fragilisation des eaux souterraines surexploitées par les fabricants d’eau minérale. Aujourd’hui la loi stipule que l’eau en bouteille ne peut être exploitées qu’à parti des eaux sous-terraines, or la situation des nappes est catastrophique. Il faut donc changer la loi pour leur permettre de fabriquer de l’eau à travers l’atmosphère », nous dit-elle.
« Tous les concessionnaires qui soutirent l’eau n’auront bientôt plus d’eau dans les nappes vues que la recharge de la nappe ne se fait plus en raison de la sécheresse. Il faut savoir que ces entreprises puisent la même eau qui est nécessaire à l’agriculture et la SONEDE. Il peut donc y avoir un conflit entre l’eau destinées aux bouteille et l’usage pour la population et l’agriculture ».
A noter que cette une technologie qui a déjà fait ses preuves en Espagne, en Italie en France ou encore aux Etats Unis.
L’eau pour l’agriculture en grand danger
Raoudha Gafrej prévient : « L’Etat doit se préparer à l’assèchement des forages dans les zones rurales ». En tant que présidente d’un Groupement de développement agricole (GDA) dans la région de Zaghouan, cette dernière explique que le forage dont son GDA dépend est complètement asséché car il y a une société de mise en bouteille à Zaghouan qui soutire toute l’eau grâce à un forage bien plus profond, fragilisant les ressources en eau pour l’agriculture.
Elle rappelle également qu’en janvier 2023, le ministère de l’agriculture avait donné l’autorisation aux agriculteurs de pouvoir forer des sondages dans les périmètres publics irrigués ce qui a généré une surexploitation des eaux souterraines. « Aucun agriculteur n’ira fermer un sondage qu’il a construit à 30.000DT même si l’eau de surface est de nouveau disponible ».
Il faut ajouter à cela la présence de 20.000 puits illicites en Tunisie. « Il faut donc prévoir une réelle stratégie pour la sauvegarde de notre capital agricole qui est l’olivier, l’amandier et tous les arbres fruitiers qui font la richesse agricole du pays en utilisant l’assainissement des eaux usées par exemple », préconise l’experte en ressources et politique de l’eau.
Raoudha Gafrej explique qu’il va falloir des lois de restrictions massives de l’utilisation de l’eau, en interdisant par exemple le remplissage des piscines et la fermeture des hammams en période de forte sécheresse. Elle préconise également d’adapter les cultures agricoles, en évitant celles considérées comme gourmandes en eau comme les fraises, les pastèques ou les melons, permettant ainsi à la nappe de se reposer et de se recharger.
Enfin, Mme Gfraej appelle les autorités à déclarer la sécheresse en tant que catastrophe naturelle sur tout le territoire tunisien. « Cela permettra à la Tunisie de montrer à la communauté internationale, notamment lors de la prochaine COP en 2026, que nous sommes extrêmement impactés par le changement climatique dont le principal responsable est cette même communauté internationale », conclut-elle.
Wissal Ayadi