La Tunisie en proie à une multitude de crises : des experts pointent les causes, et proposent des solutions

Hausse du taux de chômage, arrêt des investissements, échec des stratégies de développement, régression de l’éducation, différenciation sociale et scolaire, et une crise sanitaire qui a aggravé la situation des femmes en état de précarité… Telles étaient les problématiques posées durant « le forum national autour des politiques économiques : pour une meilleure Tunisie », organisé par l’association tunisienne des femmes démocrates ce mardi 29 septembre à Tunis.
Quelles sont les causes à l’origine de la multiplication des crises notamment avec l’apparition de la pandémie. Des crises d’ordre économique, social, moral et culturel. Des experts ont dévoilé leurs réflexions sur les principales sources des difficultés vécues par notre société…
Mauvaise gestion du budget de l’Etat
Mustapha Jouili, expert et chercheur en sciences économiques, a évoqué la mauvaise gestion du budget de l’Etat, notamment en ce qui concerne les fonds consacrés au développement et à l’investissement.
Selon lui, ce fonds est estimé à 324.5 millions de dinars, dédié à la création de l’emploi et aux subventions de lancement des projets.
L’expert a rappelé que depuis 2016, la subvention sur l’investissement peut atteindre les 30%, et d’autres avantages ont été mis en place pour encourager le lancement de projet dans tous les secteurs économiques, et cela dans le but de relancer l’économie et de réduire le chômage ayant atteint les 18% en 2020. Malgré cela, 60% seulement du total du fonds a été utilisé en ce moment ».
« Au lieu d’opter pour des politiques économiques efficientes en garantissant en moyenne chaque année 340 000 emplois grâce à ce fonds, l’Etat compte sur les impôts pour créer ses propres ressources, sachant qu’un emploi coute seulement 50 000 dinars par an… », reproche-t-il.
Le gel des recrutements dans la fonction publique n’est pas une solution avantageuse pour réduire les dépenses de l’Etat, a-t-il souligné. Il a expliqué que les fonctionnaires ne représentent que 6.88% de la population tunisienne.
« Comparé à d’autres pays développés comme le Norvège qui compte à peine 5.600.000 d’habitants, dont 3% des citoyens sont embauchés par l’Etat, les employés de la fonction publique en Tunisie ne pèsent pas sur le budget. C’est le surendettement qui est responsable du déficit économique, et le nouveau cadre juridique de certaines lois… », a-t-il analysé.
« La nouvelle loi bancaire n° 2016-48 du 11 juillet 2016 relative aux Banques et aux Etablissements Financiers, a donné aux banques commerciales des prérogatives par lesquelles les investisseurs doivent passer d’abord par ces établissements privés, qui demanderont pour eux l’accord de la banque centrale de Tunisie (BCT), afin qu’ils puissent bénéficier d’un financement et cela avec des hauts taux d’intérêt ».
« L’Etat aurait pu avoir ses propres ressources pour financer les investisseurs. Désormais ce so nt les banques commerciales qui jouent ce rôle. D’ailleurs leurs recettes ont doublé ces dernières années. Elles ont atteint les 1000 MD en 2018, 1200 MD en 2019, et 1500 MD en 2020. Grâce à ces gains, les banques sont capables de relancer l’économie du pays».
« L’impôt ne doit pas être l’unique ressource de l’Etat, qui doit créer son autonomie financière pour disposer de l’argent suffisant pour financer n’importe quel projet », a recommandé Mustapha Jouili.
Appel à réinvestir dans l’école publique pour réduire les inégalités sociales
Avec la hausse du taux d’abandon scolaire en Tunisie, la prolifération des écoles et universités privées, la régression du niveau d’enseignement chez les nouvelles générations, le professeur Abdel Baset Ben Hassen a évoqué l’existence d’une crise de l’éducation, à laquelle, les personnes au pouvoir sont indifférentes.
Dans ce sens, il a rappelé que « l’éducation est une source de transformation des sociétés, et des mentalités. Un tremplin pour réaliser l’égalité des chances à travers sa gratuité. C’est aussi un moyen pour exercer sa liberté. S’instruire est une délivrance pour le cerveau, qui se libère par l’esprit critique. C’est aussi un ascenseur social, un moyen pour gagner son indépendance financière, et sa dignité…L’éducation libère les femmes, les sociétés, et donc les nations », a-t-il souligné.
A cet égard, P. Ben Hassen a appelé à l’’investissement dans l’école publique, dont la régression revient à la mauvaise gouvernance.
« La gratuité de l’école est un des principes fondamentaux sur lesquels reposent la richesse de la Tunisie. Ce sont les écoles et universités privées qui ont aggravé l’inégalité sociale. Sachant que ces établissements gagnent 50 fois plus qu’un établissement d’enseignement public. L’économie libérale a permis cette différenciation sociale, basée sur le niveau économique, la situation familiale, l’appartenance régionale et les origines.
« L’économie libérale a tué les valeurs humaines », déplore-t-il.
« Lorsqu’on trouve les diplômés des universités publiques sur le premier rang dans cette guerre contre le covid-19, alors que les investisseurs et hommes d’affaires qui détiennent les cliniques s’attendent à s’enrichir de ce fléau sur le dos des citoyens, on comprend très bien que l’école publique est l’unique bouée de sauvetage pour ce pays », a conclu professeur Abdel Basset.
Il appelé également à investir dans la solidarité humaine, pour remédier à la crise morale que la Tunisie endure ces derniers temps.
« Nous ne sommes pas tous égaux face à la crise sanitaire » (Sana Ben Achour)
La présidente de l’association Baity, Sana Ben Achour a indiqué qu’elle a assuré la prise en charge de 157 femmes depuis l’apparition de la pandémie du Covid-19.
La plupart de ces femmes ont interrompu leurs enseignements, et sont tombées dans l’analphabétisme depuis 20 ans maintenant. 90% se sont retrouvées au chômage à cause du confinement, elles se sont donc dirigées vers l’association Baity, dont la mission est d’aider ces femmes à vivre dignement.
« Il s’agit d’un petit échantillon de femmes qui souffrent de l’isolement social, à cause de leur situation familiale. Abandonnées par leurs conjoints soit disparus ou partis pour immigrer clandestinement, elles vivent désormais dans la précarité totale », a expliqué Sana Ben Achour.
« Devant la crise économique, épidémiologique, sociale, nous ne sommes pas tous égaux. Nous n’avons pas la même capacité pour faire face à de telles profondes épreuves », relate-elle.
Concernant ces 157 femmes qui ont trouvé refuge dans l’association Baity, la violence, était parmi les plus grandes conséquences de la pandémie, dont elles ont souffert.
« Elle est déclenchée en premier lieu par l’absence totale de revenu », explique-t-elle.
« Les services sollicités de Baity, sont liés à la violence conjugale, l’absence d’assistance financière, ou alors elles appellent pour bénéficier d’une assistance juridique, à cause de la fermeture des tribunaux. Certaines ont appelé pour demander un logement ou des soins de santé sexuelle et reproductive ».
« Les problèmes auxquels les femmes font face sont redondants depuis des siècles dans nos sociétés, qui sont indulgentes face aux injustices subies par les femmes. Elles les mettent dans une case secondaire, et donc permettent qu’elles soient maltraitées, abusées, et stigmatisées », analyse la présidente de Baity.
Elle a appelé à éliminer de l’arsenal législatif tout ce qui contient un rabaissement de la femme.
Sana Ben Achour a appelé à la revalorisation des métiers de service, et à la constitutionnalisation du droit au logement. « Les logements sociaux que l’association Baity propose aux femmes victimes, ne représentent pas une solution efficiente pour cette problématique, a-t-elle conclu.
Emna Bhira