Tunisie : Témoignages poignants de ceux qui ont vécu la bataille de Bizerte, une ville aujourd’hui délaissée (Reportage)

14-10-2021

Voilà 58 ans que le dernier soldat français a quitté la ville de Bizerte au terme d’une bataille sanglante qui a opposé les forces françaises et tunisiennes, mettant un terme définitif au protectorat imposé par la France.

La Tunisie célèbre en ce vendredi 15 Octobre, la fête de l’évacuation. Comme le veut la tradition, le chef de l’Etat se rendra au monument aux martyrs, lors d’une cérémonie de recueillement et de mémoire.

Mais que restent-il réellement de la bataille de Bizerte dans le souvenir de ses habitants ? Nous avons recueilli quelques témoignages précieux de Bizertins qui ont vécu de l’intérieur cette bataille, ayant libéré totalement la Tunisie de la dernière enclave militaire détenue par la France.

Récits et témoignages de l’époque

Si l’histoire de la bataille de Bizerte est connue et facilement trouvable dans les ouvrages, les témoignages de ceux qui ont vécu cette guerre de l’intérieur sont plus rares. C’est ce que nous avons tenté de trouver en nous rendant à Bizerte à la veille du 15 octobre, jour de la commémoration du 58ème anniversaire de l’évacuation.

Direction donc le quartier du Vieux Port et sa médina aux murs fortifiés millénaire. Nous rencontrerons des pêcheurs traditionnels qui ont leurs bateaux stationnés à la « Kssiba ».

L’un d’entre eux nous explique qu’il était tout jeune quand la bataille de Bizerte à éclaté. « La chose dont je me souviens le plus est la faim. Nous avons vécu 4 jours de famine, d’affrontements et de peur », nous dit-il. Il explique que sa maman préparait de la « M’hammsa » rassis dans de l’eau et que le pain rassis était un met de luxe. Il se souvient également des « para », les parachutistes français qui ont fait régner la terreur à Bizerte. « Les soldats tunisiens nous protégeaient à l’intérieur de la médina dans le quartier arabe et les troupes françaises étaient à l’extérieur ».

Un autre Bizertin nous explique que son papa s’était débrouillé pour fuir la ville et aller à Tunis. « Je me souviens que nous étions partis en pleine nuit à bord d’un camion et nous nous sommes réfugiés dans une Zaouia de la capitale. C’était horrible », raconte-t-il.

Mais le témoignage le plus précis nous vient de Mansour Meddah. Aujourd’hui âgé de 72 ans, il avait à l’époque une dizaine d’années. Avec ses parents et ses frères et sœurs, ils habitaient dans le quartier de la « Madda ». « Je me souviens du jour où des frappes ont touché la maison voisine à la notre. Nous étions choqués. Mon père, alors content d’être encore vivant avait embrassé les murs de notre maison ». Il se souvient également de la faim et leur précipitation d’abandonner leur demeure pour se réfugier dans la médina, alors protégée par les soldat Tunisiens.

« Nous avions compris que la bataille allait commencer quand nous avons vu arriver des milliers de Tunisiens volontaires  des 4 coins de la Tunisie habillés en bleu de travail avec pour seule arme des bâtons », nous dit-il amère.

Alors encore adolescent, Mansour n’hésite pas à participer aux manifestations ayant précédé la bataille. « Un jour dans une de ces manifestations, les soldats français nous avait aspergés d’une encre violette. Et quand nous nous étions dispersés, les parachutistes arrêtaient tous ceux qui étaient souillés de cette encre ».

Un souvenir a marqué tout particulièrement la mémoire de M. Meddah, celui de l’odeur de la mort.

« C’était le exactement le vendredi 21 juillet 1961. J’étais partis chercher des provisions dans la maison de mes parents. En passant près du Cimetière El Aïn, j’ai vu les corps des volontaires tunisiens morts dans les combats. Une odeur insoutenable embaumait l’atmosphère. Mon regard s’est alors accroché à l’un de ces martyrs qui avait le torse mutilé au couteau avec le dessin d’une étoile et d’un croissant de lune, ceux de notre drapeau… », nous dit-il avec des frissons.

Essia, avait 11 ans l’époque des faits. Elle passait tranquillement des vacances chez sa tante dans la localité de Teskreya, sur la route de Sejnane. Elle nous explique qu’elle voyait de loin la ville de Bizerte, illuminée sous le feux des balles et des affrontements.

Sans nouvelles de ses parents, elle a passé 4 jours à pleurer, sans savoir s’ils étaient morts ou vivants. « Je me souviens que le premier jour de la bataille, un groupe de soldats tunisiens est venu sonner à notre porte en pleine nuit pour demander l’hospitalité ». Ainsi, elle décrit que sa tante avait alors préparé un couscous et quelques morceaux de pain pour nourrir les volontaires. « Ils revenaient chaque soir et à chaque fois, il y en avait un qui manquait à l’appel », indique Essia.

Une guerre absurde pour les Bizertins

Finalement ce ne sera que le 15 octobre 1963, que le dernier escadron français a définitivement quitté la ville de Bizerte. Mansour Meddah se souvient encore de cet évènement. « J’ai vu le porte-avion quitter le port avec un son bord des soldats français. Ils étaient alignés et ont fait le salut militaire en direction des représentants de l’Etat dont le premier ministre de l’époque Behi Ladgham qui, à leur tour, ont retourné le même salut ».

Cette bataille, voulue par Habib Bourguiba, a fait des milliers de morts et de blessés du côté tunisien. En cause bien sur, la supériorité évidente des troupes françaises face à des volontaires tunisiens sans expérience et surtout sans armes.

Encore aujourd’hui, en 2021, beaucoup de Bizertins considèrent cette bataille comme absurde. C’est le cas de l’un d’entre eux que nous rencontrons attablé à la terrasse du café Khemaïs Ternane au Vieux Port. « Habib Bourguiba a fait couler le sang pour asseoir sa suprématie, mais tout cela sur le dos de pauvres volontaires qui pensaient se battre pour l’indépendance », nous dit-il.

Ils sont également nombreux à penser que malgré l’importance de cette étape dans l’histoire de la Tunisie, cette date est tombée presque dans l’oubli et que la ville de Bizerte aussi.

Pour Mansour Meddah, Bizerte à payé double son indépendance. « Nous avons subi l’indépendance et la bataille de Bizerte ».

« Après le 15 octobre, Bizerte est tombée dans l’oubli »

Ce vendredi 15 octobre 2021, la Tunisie s’apprête à commémorer la fête de l’évacuation.

Chaque année, c’est donc le branle-bas-de combat à Bizerte pour préparer cet anniversaire.

Drapeaux, fleurs, peinture, nettoyage en profondeur des rues…rien est laissé au hasard.

Depuis Tunis, la capitale, nous prenons la route qui nous mène à Bizerte. Seuls 60km séparent les deux villes. Et déjà, dès le premier péage, les réfections de route, les drapeaux et les décorations sont en train d’êtres mis en place afin de préparer la cérémonie du jour de l’évacuation, prévue le 15 octobre et de « baliser » la route qu’empruntera Kaïs Saïed.

Arrivés à Bizerte, la ville montre un tout autre visage. Celle d’une ville propre et fleurie, alors que quelques jours plus tôt, les détritus jonchaient encore les sols. Bien sur il ne s’agit là que d’une situation éphémère.

Ce genre de réfection n’est en effet réalisé que pour le 15 octobre. Et c’est bien ça qui dérange profondément les habitants de Bizerte. « On pense à Bizerte que pour le 15 octobre! ». Une phrase que nous avons entendu tout au long de notre reportage.

Un citoyens nous interpelle. Il a le cœur gros pour sa ville. « Je ne comprend pas que notre gouvernorat ne fasse pas l’objet de projet de développement comme par exemple Sousse ou Mahdia », lance-t-il en colère. « Nos rues sont sales et nos infrastructures dans un piteux état alors quand nous voyons que des petits efforts de nettoyage sont fait juste le 15 octobre, cela nous fait mal au cœur car nous  nous sentons encore plus à l’écart », ajoute-t-il.

Notre pêcheur, interrogé plus tôt, explique de son côté que la célébration du 15 octobre n’a plus aucune charme ni représentation symbolique, et ce malgré l’importance de cette étape importante de l’histoire de la Tunisie.

En cette veille de célébration, les Bizertins n’ont vraiment pas le cœur à la fête. Si pour eux, la venue du chef de l’Etat reste une tradition, ils espèrent pour autant que Kaïs Saïed prendra le temps et la peine de visiter Bizerte afin de se rendre compte du vrai visage de la ville qui a marqué l’histoire de la Tunisie.

Wissal Ayadi