Tunisie : La crise de la filière laitière est bien réelle, plusieurs facteurs l’expliquent !

28-09-2023

Depuis quelques temps, le lait est devenu rare dans les étals des supermarchés. Au meilleur des cas, celui-ci est rationné à deux paquets par personne. Pénurie au niveau de la production ou spéculation, les avis sur cette question divergent.

D’un côté, l’UTAP se veut rassurante, il n’y aurait pas de pénurie dans la production, accusant les spéculateurs de faire de la rétention. Tandis que bon nombre de producteurs laitiers se plaignent de la dégradation de la filière en raison de la hausse des coûts de production et de la non-revalorisation des prix d’achat auprès de l’éleveur.

Pas de crise dans la filière laitière

“ Nous sommes devant une crise de monopole et de distribution irrégulière (…) Il n’y aura aucune pénurie au cours des prochains mois, ce n’est qu’une rumeur. J’appelle les citoyens à éviter la frénésie d’achat », tels sont les mots, plutôt rassurants, de Anis Kharbèche, membre du conseil central de l’Union tunisienne de l’agriculture et de la pêche (UTAP), prononcés dans les médias, pour selon lui éviter la frénésie.

Si ce dernier nie l’existence d’une pénurie du lait, il souligne néanmoins qu’une baisse de la production sera attendue en janvier prochain.

Kharbèche a également indiqué que la réserve actuelle s’élève à environ 20 millions de litres, avec une production quotidienne fluctuant entre 1,5 et 1,6 million de litres. Il a complété en précisant que la consommation quotidienne a atteint 1,8 million de litres en septembre 2023.

La hausse de la consommation est due notamment à une saison touristique réussie et au retour en masse des Tunisiens résidant à l’étranger.

De son côté, Hamda El-Aifi, le président de la Chambre nationale des centres de collecte du lait a récemment indiqué qu’il n’y a pas de crise de la filière laitière. Il a dans ce sens affirmé que le lait conditionné est disponible en quantité suffisante pour couvrir la consommation quotidienne.

Il a également rejeté l’hypothèse selon laquelle le déficit de lait serait imputable à la période de réduction de la production laitière traditionnellement observée dans la filière d’élevage de bétail en Tunisie, qui s’étend de septembre à janvier. La Tunisie est habituée à ce cycle naturel, a-t-il souligné.

Sur le terrain…autre son de cloche

Difficile de parler d’une absence de crise de la filière quand on regarde les chiffres. En effet, si en juillet et août 2021, le stock régulateur de lait était de 50 millions de litres, à la même période de 2022, cette capacité est passée à 25 millions de litres, soit la moitié, et aujourd’hui elle serait passée à 20 millions de litres. Ceci montre bien que la production de lait en Tunisie est en chute libre depuis plusieurs années.

Une information confirmée également par une employée d’un centre de collecte. Sous couvert d’anonymat, elle nous explique que la quantité collectée cette année a baissé de 50% par rapport à l’année dernière en raison de la baisse de la production. Elle impute cette situation à deux facteurs essentiels. D’abord la sous-rémunération des éleveurs. « Nous savons très bien que les éleveurs ont beaucoup de mal à rentrer dans leur frais, quand ils ne vendent pas à perte. Il est urgent que l’Etat revalorise le prix à l’achat auprès de l’éleveur car nous courons vraiment vers la catastrophe », lance-t-elle.

Toujours selon notre interlocutrice, un autre phénomène s’est ajouté et qui nuit à la production de lait de boisson. En effet, depuis 2 ou 3 ans surtout, les fromageries n’hésitent pas à racheter le lait directement auprès des éleveurs à un prix beaucoup plus compétitif. « C’est le consommateur qui est directement touché par ce phénomène car le lait acheté directement auprès de l’éleveur n’est pas stérilisé et pas aux normes sanitaires. Alors que si les fromageries passent directement par les centres de collecte ou cette opération est systématiquement faite, il n’y aurai pas de problème. Il faut absolument réguler cette filière également pour que tout le monde s’y retrouve », préconise-t-elle.

La crise de la filière laitière est bien réelles et elle est due à plusieurs facteurs qui sont structurels. Dans un premiers temps Karim Daoud, membre du Synagri et éleveur laitier évoque la hausse des coûts de production. « La sécheresse a considérablement diminué fait diminué les pâturages obligeants les éleveurs à avoir recours aux aliments concentrés doublant les couts de production ».

La sécheresse perdure depuis trois années consécutives, impactant la production de fourrage (paille et foin). Les prix de ces derniers ont doublé au cours des dernières années et ont augmenté de 40% par rapport à l’année précédente. De plus, en temps normal, les éleveurs peuvent bénéficier de 2 à 3 mois de pâturage, ce qui n’est plus possible en raison de la sécheresse. Ainsi, l’absence de pâturage a déjà entraîné une hausse des coûts de production de 30%.

Par ailleurs, en Tunisie, les vaches laitières sont aussi alimentée par le biais d’aliments dits concentrés (soja et maïs essentiellement). Une nourriture qui, faute d’être produite sur le territoire national, est importée d’Europe pour la plupart et donc à prix fort et en devise. Les prix des aliments tels que le maïs et le soja ont augmenté de plus de 50 % ces dernières années sur les marchés mondiaux.

Autre problème majeur, la baisse considérable du nombre de vaches laitières. Dans ce sens, Karim Daoud affirme que les éleveurs ont été contraints de vendre une partie de leurs bêtes afin de faire face à la hausse des coûts de production. Ainsi, selon les derniers chiffres datant de 2022, le nombre de vaches laitières a diminué passant de 460.000 à 410.000. « La vente en contrebande vers l’Algérie notamment et l’abattage anarchique sont derrière la baisse du cheptel national », déplore Daoud.

« Comment peut on dire qu’il n’y a pas de crise de la filière laitière ? Cela voudrait dire que l’on a gagné le pari de la productivité. Or la réalité est que ce qui couvre le manque de lait c’est l’ajout d’un mélange constitué de lait en poudre dans les paquets vendus dans le commerce », dévoile Karim Daoud.

En effet, l’inclusion de la poudre de lait dans la loi de finances 2023 avait pour objectif de pallier le déficit et à prévenir les ruptures d’approvisionnement, risquant cependant de porter un coup fatal à l’industrie laitière en Tunisie.

En janvier dernier, le syndicat des agriculteurs tunisiens (SYNAGRI) avait vivement critiqué l’approche du gouvernement consistant à importer du lait en poudre, à le subventionner et à lever les taxes sur son importation.

 Le président du SYNAGRI, Maidani Dhaoui, a exprimé des préoccupations quant à l’absence de solutions durables pour préserver l’industrie. Confronté à cette crise majeure, il souligne qu’il n’y a que deux options actuellement : « aider l’agriculteur à réduire ses coûts de production ou augmenter le prix du litre de lait ».

Wissal Ayadi