Les Tunisiens de l’étranger, ou la manière d’assumer leur double culture

08-08-2022

Chaque année, des milliers de Tunisiens résidant à l’étranger rentrent à leurs villes natales pour retrouver leurs familles, ou bien pour y passer les vacances d’été. Pour plusieurs, les retrouvailles avec leurs parents, cousins, proches et amis vivant en Tunisie est un passage obligé pour se ressourcer. Pour d’autres, le cordon ombilical a été coupé il y a des lustres avec leurs terres d’origine…Pour eux, faire un saut en Tunisie durant leur congé est considéré comme étant une perte de temps et d’argent, notamment avec la régression de la qualité des services, de l’environnement et du climat général dans le pays…

Après de longues années passées à l’étranger en tant qu’expatriés, quel regard portent les TRE sur la Tunisie ? Vivent-ils leur double culture comme une richesse ou comme un obstacle à l’intégration ? Des Tunisiens vivant à l’étranger ont bien voulu répondre à nos questions. Reportage.

Les TRE entre déracinement, amour du pays, et double identité

Mahmoud, un médecin tunisien qui vit au Qatar depuis 14 ans, rentre une fois par an pour voir sa mère. Mais depuis la naissance de son fils, il tient à lui inculquer ce lien essentiel pour son développement et son identité qui est l’amour du pays, et la valorisation de ses origines. « Pour ma part, depuis la révolution, la Tunisie m’intéresse peu pour y passer des vacances en hôtel. Je préfère voyager ailleurs, vers d’autres destinations. Mais pour mon fils âgé de 3 ans, il est important d’échanger avec ses congénères en dialecte tunisien, vu qu’il étudie en anglais à l’école au Qatar. Je tiens à ce qu’il visite Sfax, ma ville natale, à ce qu’il fasse aussi la connaissance de ses cousins, ses tantes, et mes amis d’enfance…Car j’estime qu’en reniant cette partie de soi, il se posera des questions plus tard sur cette pièce manquante de son identité. Ainsi qu’il est important, de savoir qu’il a de la famille, du soutien et des personnes sur qui il peut compter dans l’avenir dans son pays, à part les amis qu’on a pu gagner ici au Qatar… », nous indique-t-il.

Le mal du pays touche visiblement les TRE qui n’ont pas su réellement s’intégrer dans leur pays d’accueil, et s’adapter à son mode de vie. C’est le cas de Mouna, 38 ans, habitant à Paris, au chômage depuis 15 ans. Cette maman de deux enfants, n’a pas pu nouer des amitiés.

« Enfermée dans mon rôle de mère, je n’avais pas de cercle social à part mon mari, et ma belle-famille. Je passe mes journées seule, à parler avec ma mère qui vit à Tunis et mes cousines , au téléphone. Je ne regarde que les médias locaux, pour alléger le sentiment étrange de dépaysement, qui me hante depuis mon arrivée. Je ne rate pas aussi l’occasion de rejoindre ma famille à Ksar Helal… », nous raconte-t-elle. Concernant son mari, il préfère mieux aller en hôtel à Hammamet et il envisage aussi lancer son projet, un hôtel, qui sera implanté dans la zone touristique de Djerba. « Même si mon mari est plus intégré que moi à Paris, vu qu’il est né en France et épanoui dans sa vie professionnelle, il a gardé ce lien fort avec sa terre natale. Il suit les actualités nationales, il se préoccupe souvent des problèmes du pays, et on en discute avec sa famille…Il suit également les matchs de son club de foot préféré avec notre fils, aide des associations de Ksar Helal, sa ville natale…Il est resté dévoué pour sa patrie et sa famille, et il le fait non pas par devoir mais par amour du pays », nous a confirmé Mouna.

Chirine 26 ans, est une jeune femme issue d’une famille tunisienne qui a émigré en Belgique (Anvers), dans les années 90, elle ne rate pas l’occasion de rentrer en Tunisie durant les vacances d’hiver et d’été. « Bien que je ne maitrise pas vraiment le dialecte tunisien, mes parents m’ont transmis l’amour du pays, de nos traditions culinaires, festives, et le sens de la famille. Et c’est ce qui me relie encore à Tunis, ma ville d’origine… », nous confie-t-elle.

Cette jeune femme a évoqué la chaleur de ses proches chez qui elle passe l’été, accueillie à bras ouverts. « Quand je rentre en Tunisie, j’ai envie de prendre une pause de la froideur des relations humaines et de la méfiance des occidentaux. Pourtant, je me sens à la fois belge et tunisienne. Certes, c’est une richesse d’avoir cette double culture, qui nous permet d’être plus ouverts et tolérants. Mais, les émigrés comme nous ont le sentiment d’être assis sur deux chaises. En Belgique, on me considère encore comme une émigrée, et en Tunisie comme une expatriée qui partage peu de choses communes avec eux au quotidien…Cette double identité devient parfois problématique », s’exprime la jeune femme.

Entre amour et rejet de la terre natale

L’intérêt ou l’amour accordé à son pays d’origine dépend de plusieurs facteurs, dans la dimension sociale, sa perception envers sa patrie, sa personnalité et son degré d’attachement à l’environnement, et de son intégration également…Cependant, préserver ce lien avec sa ville natale, se crée en fonction d’innombrables facteurs.

En effet, rares sont les expatriés qui coupent entièrement le cordon avec leurs origines. Cette réaction dépendrait d’abord du cadre dans lequel ils ont émigré, clandestinement, légalement, dans un contexte professionnel, en étant issu d’une famille d’expatriés de la classe aisée, moyenne ou ouvrière. Tous ces facteurs économiques et sociaux influencent le regard des TRE sur leur patrie, nous a informé la psychologue Rym Ben Arfa. « Pour certains la Tunisie a été a source de tous les maux, une terre de souffrance, qui ne leur a rien offert, mise à part  le chômage, l’injustice et des conditions de vie à fuir pieds nus. Le pays d’accueil est, de ce fait,   idéalisé. Pour d’autres, rien ne pourrait remplacer sa terre natale, malgré ses inconvénients et ses défauts…Il s’agit en réalité d’une perception subjective ».

Dans un entretien accordé à Gnetnews, la psychologue Rym Ben Arfa s’est penchée sur l’importance de l’identité sociale de chacun, à partir de laquelle se développe le lien avec l’environnement. Le fait qu’une personne expatriée soit parfaitement intégrée socialement à l’étranger, ou au contraire, qu’elle soit  renfermée sur sa culture et sa communauté, crée cette relation d’amour ou de rejet de sa terre natale. « Certains émigrés ressuscitent ce sentiment d’appartenance en intégrant une communauté qui les représente, et qui partage avec eux leurs origines, mode de vie, religion. Et ces derniers inculquent à leurs enfants de rompre avec leur environnement extérieur, fondé sur des valeurs dites étrangères. Cette tendance à s’exclure du groupe social, émane d’une bonne intention de loyauté envers sa culture, mais qui pourrait engendrer des problèmes d’identité, notamment chez les jeunes et les générations futures », a averti la psychologue.

Par ailleurs, le fait d’avoir une double culture pourrait être une source de richesse, bien que certains le vivent autrement. Ils se sentent étrangers dans leur pays d’accueil et dans leur pays d’origine également…Pour éviter ces ressentiments notamment chez les adolescents, les parents sont appelés à rappeler leurs origines à leurs enfants, sont pour autant les influer, dans leurs propres principes et valeurs basés sur une culture hybride.

« Vu que les immigrés vivent plus souvent que les natifs, des conflits de valeurs, chez les adolescents, ces conflits peuvent mener à la rupture familiale, à l’incohérence dans les attitudes et la déviation du comportement, qui peut évoluer vers l’extrémisme et à d’autres pathologies psychologiques plus graves. Dans certains cas, le pays d’origine est fantasmé, ses traditions sont idéalisées, et le mode de vie du pays d’accueil est rejeté…D’autre part, les expatriés subissent le même rejet, sont confrontés à des stéréotypes racistes, des réactions xénophobes, ce qui leur donne une image déformé sur eux même, notamment chez les plus jeunes, dont l’identité n’a pas été fondée sur des bases solides.

Pour y remédier, il est recommandé de transmettre cette double culture à ses enfants, pour éviter un éventuel déphasage au niveau des principes et valeurs. Ni le déracinement serait bénéfique pour la santé mentale, et psychologique, ni l’enfermement sur soi préservera son identité et ses origines, a conclu l’experte.

E.B