Tunisie : La Cocaïne se répand et est même servie pendant les mariages, le point avec des médecins addictologues

24-03-2022

Depuis quelques années en Tunisie, il ne se passe pas un jour sans que des opérations de trafic de cocaïne ne soient démantelées. Cette poudre blanche est devenue aujourd’hui un vrai fléau, touchant toutes les catégories sociales et même les adolescents.

Autrefois réservée à une élite, gardée secrète et taboue, la cocaïne est désormais accessible  facilement sur un simple coup de téléphone à l’image du cannabis.

Gnetnews s’est penché sur ce phénomène, devenu presque une mode et qui a fait basculer de nombreux Tunisiens dans la dépendance et la toxicomanie. Docteur Nabil Ben Salah président de la Société tunisienne d’addictologie (STADD) et Docteure Faten Driss, addictologue, membre active de la STADD, ont bien voulu nous guider dans notre enquête.

La cocaïne se répand comme une traînée de poudre…

La cocaïne ne date pas d’hier. En effet, elle est présente en Tunisie depuis de nombreuses années. Mais elle était cachée, tue, tabou, et réservée à la haute société. « Autrefois, la cocaïne était consommée par l’aristocratie tunisienne et notamment les personnes âgées », nous confirme Nabil Ben Salah, président de la Société Tunisienne d’addictologie.

Aujourd’hui, les temps ont bien changé. En effet, elle en arrive même presque à concurrencer le cannabis. Dans l’ordre des substances psychoactives illicites consommées en Tunisie, en tête arrive le cannabis, ensuite viennent les médicaments psychotropes sans prescription médicale, les solvants des colles, l’extasy, les NSP (nouvelles substances pasychoactives) les opiacés comme l’héroïne, le subutex, ou le tramadol et ensuite la cocaïne.

« Il n’en reste pas moins que la cocaïne commence à gagner du terrain car elle se banalise dans tous les milieux », indique Ben Salah.

Ce dernier nous a raconté une anecdote très pertinente à ce sujet. Ainsi, dans certains mariages célébrés dans des quartiers dits « sensibles » de la capitale, les drogues, dont la cocaïne, sont proposées lors des soirées de mariages. « Avant on se vantait à coup de bouteilles d’alcool fort sous la table, maintenant la mise à disposition des invités, dans un coin reculé de la salle, d’un large panel de drogues est une nouvelle manière de frimer », affirme l’expert.

Il n’est donc pas étonnant que la cocaïne commence à s’inviter, désormais, dans les cours d’école. Selon le dernier rapport MESPAD 2021 sur la consommation de drogue en milieu scolaire, il est révélé que 0,6% des lycéens (entre 15 et 17 ans) interrogés ont déjà consommé ou consomment de la poudre.

« A l’école toutes les formes de drogue seraient accessibles. Il n’y a qu’à demander », ajoute Nabil Ben Salah.

Cocaïne de mauvaise qualité

Même si la proportion peut paraître basse, elle dénote de la gravité de la situation… Dans les faits,  la tranche d’âge la plus concernée par la cocaïne est celle des 25-39 ans en raison de la cherté du produit.

En effet, selon les usagers, le gramme de cocaïne dite pure peut atteindre les 550DT… Ainsi, celle coupée ou même recoupée a envahi le marché tunisien et se vendrait entre 200 et 250DT, soit moitié moins cher. « Seuls 10% de cocaïne pure (colombienne, bolivienne, péruvienne) circule en Tunisie. Le reste est coupé avec des produits qui sont très nocifs pour la santé. La marchandise provient essentiellement via la piste de l’Afrique de l’Ouest », souligne le président de la STADD.

Dans les produits de coupe on peut trouver de la caféine, de la phénacétine (utilisée par les dealers pour renforcer la dépendance à la cocaïne), du trétramyzole (vermifuge pour les animaux) ou encore de la farine et du sucre.

Autre dérivé de la cocaïne: le crack. « Le crack c’est de la cocaïne coupée avec des produits chimiques comme le bicarbonate ou l’ammoniac. Le produit est très concentré et toxique et se présente sous forme de cristaux », nous explique Nabil Ben Salah.

Sida et hépatites en hausse en Tunisie

D’après les autorités sanitaires, la Tunisie compte près de 300 mille toxicomanes, un chiffre bien en deçà de la réalité selon les spécialistes.

Faten Driss, est addictologue à l’hôpital Razi à Tunis et elle est également un membre actif de la Société tunisienne d’addictologie. Elle est, tous les jours, confrontée à de nombreux patients venus consulter pour une dépendance à la cocaïne. « 30% à 40% de mes patients sont des consommateurs de cocaïne ou d’héroïne. Et ce ne sont que ceux qui se sont déplacés pour consulter ». En somme, il ne s’agit là que de la partie apparente de l’iceberg…. les chiffres officiels peuvent facilement être multipliés par trois, voire plus, indique Mme Driss.

La cocaïne peut être injectée, sniffée, fumée ou prise par voie orale. Ce qui varie c’est la durée d’absorption (le temps pour parvenir à la sensation de plaisir) :

Par voie intraveineuse: en quelques minutes pour un effet de 2h
P
ar la prise nasale: en 30mn pour un effet d’une heure
P
ar voie Orale: 30mn et pour un effet pouvant aller jusqu’à 90mn

Faten Driss nous explique que le danger le plus important demeure dans l’ascension inexorable de la consommations en intraveineuse. « Cela est d’autant plus dangereux qu’il induit d’autres problèmes médicaux graves », souligne l’addictologue.

A cet égard, parmi les conséquences de la prise par voie veineuse de drogues, il y a les complications infectieuses. Le manque d’hygiène dans l’utilisation des seringues a fait augmenter de manière significative les cas de séropositivité (Sida), d’hépatites C et B. « Dans les pays développés ces complications liées à la consommation intraveineuse sont en train d’être éradiquées grâce à un grand travail de sensibilisation auprès des consommateurs. En Tunisie c’est tout le contraire. Le pays fait partie des premiers dans le monde où on recense une courbe exponentielle de malades du Sida », déplore Faten Driss.

Selon le rapport annuel du Programme commun des Nations unies sur le VIH/sida (Onusida) pour l’année 2020, sur les 9.000 personnes faisant usage de drogues injectables, 11% sont atteintes du Sida.

Effets de la cocaïne sur l’organisme

Autre conséquence grave de la poudre blanche, les accidents thromboemboliques (vaisseaux qui se bouchent et pourvoyeurs d’infarctus). La plus grande menace est le risque d’overdose. Cette dernière peut être mortelle à cause des complications cardiaques et peut entraîner un arrêt cardio-respiratoire. 

« Les complications cardiaques peuvent aussi apparaître chez un consommateur chronique sans pour autant atteindre l’overdose. Il développe rapidement et fréquemment des complications cardiaques », précise notre interlocutrice.

Comme toutes les drogues, la cocaïne est une substance dite psychoactive, c’est à dire qu’elle a des effets sur le cerveau. Et dans le cas précis de la poudre blanche, elle peut faire apparaitre des convulsions, des accidents vasculaires cérébraux (AVC) et des altérations menant à l’épuisement de l’activité métabolique de certaines zones du cerveau. « Ces altérations peuvent être irréversibles car les cellules nerveuses lésées ne se renouvellent pas ». Faten Driss indique que les premiers symptômes de ces complications sont les pertes de mémoire, il faut alors consulter un médecin en urgence.

La cocaïne amène également à des complications pulmonaires : douleurs thoraciques, difficultés respiratoires, toux chroniques…

L’addictologue insiste aussi sur le fait que cette drogue favorise l’apparition de troubles psychiatriques. Elle provoque des maladies mentales. « Une personnes saine, sans problèmes psychologiques peut développer des maladies mentales du fait de la consommation de cocaïne. Cela peut aller des hallucinations, à la paranoïa voire la schizophrènie (psychoses) et plus grave encore à la dépression sévère menant à des tentatives de suicide. « La cocaïne est considérée comme la substance qui a le plus grand potentiel suicidogène, avant même l’alcool qui est également considéré de la sorte », nous explique Mme Driss.

Dans son cabinet, Faten Driss a également été confrontée à des femmes enceintes consommatrices de cocaïne. « Prendre de la cocaïne pendant la grossesse peut engendrer la perte du bébé (avortement involontaire), un retard de croissance du fœtus et même une hémorragie qui menace la vie de la mère », explique-t-elle.

Au-delà des problèmes médicaux, la prise de substances psychoactives a des effets néfastes sur la vie sociale des consommateurs. « A cause des complications psychiatriques, ils ne sont plus en capacité de travailler, ils sont dénigrés et abandonnés par leurs familles, ont des comportements violents et sont confrontés à des problèmes judiciaires. « J’ai un patient de 30 ans qui a été condamné 13 fois pour des délits de vol dans l’objectif de se procurer de la drogue… A seulement 30 ans, il aura passé 9 ans en prison ».

Traitements

Comme pour toutes les autres substances, le travail s’effectue essentiellement sur le volet prévention afin d’éviter l’addiction. Ainsi, le volet médical n’est pas la seule solution thérapeutique. A cet égard, certaines associations œuvrant dans ce domaine ont créé des groupes de parole à l’image des « Associations de Narcotiques Anonymes », qui existent aux Etats-Unis et en France par exemple.
« Lors des consultations, nous nous attachons à
soutenir le patient à travers des thérapies  afin de lui apprendre à gérer ses émotions, son stress et sa colère ».

A noter que la prise en charge ne s’arrête pas le jour où le sujet dépendant a réussi son sevrage, puisqu’il faut prévenir la rechute.

« Le sevrage progressif se fait pendant les consultations externes avec un addictologue.  Beaucoup demandent à être hospitalisés pour s’éloigner de la tentation alors qu’ils peuvent arrêter en suivant un sevrage en consultation externe. Les symptômes de manque sont traités grâce à des médicaments qui les suppriment ou les atténuent. L’obstacle majeur c’est la pulsion ou « craving » et c’est sur cela que nous travaillons car c’est la sensation la plus difficile à traiter. Hospitalisé ou enfermé chez lui, viendra le jour où il sortira. Si on ne travaille pas sur la pulsion, le patient rechutera forcément. C’est une question de volonté et de détermination. Nous l’aidons à reprendre le contrôle de ses pulsions et de sa vie », explique Faten Driss.

Les centres de désintoxication sont plutôt indiqués pour les patients qui ont eu des complications graves, ou alors dans le cas d’association de maladies psychiatriques qui font que le patient devient une menace pour lui-même et pour les autres.

Stratégie nationale

La Société tunisienne d’addictologie a participé à la mise en place d’une stratégie nationale de prévention, de réduction des risques et de traitement des troubles liés à la consommation de substances psychoactives aussi bien dans la communauté qu’en milieu carcéral. Cette stratégie a été adoptée le 26 juin 2021 par le ministère de la Santé.

A cet égard, Nabil Ben Salah nous a indiqué que parmi les six axes de cette stratégie il y a le traitement de la toxicomanie à travers le projet de création de 6 pôles d’addictologie à travers le pays qui est divisé en 6 districts composés chacun de 3 à 5 gouvernorats. A noter que le pôle du district de Tunis est centré par le service des consultations externes et des urgences psychiatriques de l’hôpital Razi. Les autres composants du pôle d’addictologie participent aux soins des complications organiques de la toxicomanie et à la réhabilitation et à la réinsertion socio-professionnelle.

Un autre axe de la stratégie nationale, concerne la sensibilisation et la prévention dans le milieu scolaire. Ainsi, la STADD a élaboré un projet pilote sur « l’occupation du temps libre des collégiens », et ce, dans 5 établissements pilotes. Des clubs culturels, sportifs et technologiques sont animés à l’intention des collégiens afin de les détourner de l’usage de la drogue.

D’après Ben Salah, en 2022 il y a une volonté de généraliser cette expérience à l’ensemble des collèges du pays.

A noter que pour le moment la Tunisie ne compte qu’un seul pôle fonctionnel d’addictologie. Ce retard est pour une grande part due au caractère répressif, vis-à-vis des consommateurs, du texte de loi relatif aux stupéfiants (loi 92-52) qui considère l’addiction comme une délinquance et non pas, comme une maladie chronique du cerveau sujette à des rechutes.

Wissal Ayadi