Tunisie/ Suicide : Quand la désespérance mène à l’irrémédiable (Analyse de deux experts)

10-09-2021

Le suicide ne cesse de prendre de l’ampleur en Tunisie et dans le monde. Mettre fin à ses souffrances en se donnant la mort, est désormais la seconde cause de mortalité chez l’adulte jeune de 15 à 29 ans.

D’après l’OMS, 800 000 suicides/an surviennent dans le monde et 20 fois plus  tentatives de suicide.

 Les crises économiques et sanitaires sont en cause, mais ne sont pas les seules responsables. En cette journée mondiale de prévention du suicide célébrée le 10 septembre, Gnetnews a tenté de déceler les raisons de l’augmentation de ce fléau en Tunisie. S’agit-il d’un fait social ou d’une conséquence de troubles psychiques ? Des experts nous répondent à ces questions.

« L’immolation, une pratique très courante depuis 2011 »

D’après Slahedine Ben Fraj, professeur en sociologue à la Faculté des sciences humaines et sociales de Tunis, depuis 2011 la recrudescence des suicides a pris un tournant inquiétant en Tunisie. Ce fléau touche désormais des catégories sociales de bas âges, qui n’ont jamais été concernées auparavant par ces actes, comme les enfants de 8 à 12 ans.

Pr. Ben Fraj nous a confiés que «la tentative de suicide par le feu, représente une méthode très courante, en cette période post révolution. Cette pratique est appelée aussi le « suicide-show », c’est-à-dire se donner en spectacle en commettant l’irrémédiable. Dans les pays développés, le suicide par immolation est pratiquée dans 0.6 à 1% des cas par les personnes âgées. Dans les pays émergents, cette méthode est à 40 à 60% des cas utilisée par les jeunes ».

Cette méthode représente pour la victime plus qu’une simple manière de mettre fin à ses jours, explique le sociologue. « C’est devenu un moyen d’expression pour passer un message social », conclut-il, soulignant que ce phénomène s’est proliféré avec la montée de la protestation pour des raisons à priori économiques.

Revenant sur la question de la tentative de suicide par immolation, le sociologue a indiqué que cette méthode est pratiquée souvent par des jeunes opprimés.

« Elle symbolise dans l’inconscient des jeunes un acte héroïque sacrificiel, réalisé dans le but de faire entendre sa voix et celle de toute une catégorie sociale stigmatisée par le système.  Ces personnes tentent de faire de leur tentatives de suicide ou de leur mort, un spectacle, en sacrifiant leur corps pour une cause sociale », analyse-t-il.

Les crises économique et sanitaire, des facteurs aggravants

Les crises socio-économique et sanitaire actuelles, sont devenues des facteurs de risque. Le fait que les jeunes soient désespérés, et subissent un nombre d’échecs immanents, de scolarité, chômage, avenir incertain, sous l’emprise du désespoir, fait que les plus vulnérables tombent dans un état d’affliction extrême et sans remède.

Une partie de ces jeunes, que le système n’a pas réussi à intégrer dans la société, vont céder au suicide, a souligné le sociologue. « D’autres vont vivre dans un système parallèle en empruntant la voie de la criminalité, la délinquance, la vente et la consommation de drogue, l’immigration illégale, le vol… ».

Pr. Ben Fraj a rappelé également, que le suicide est un phénomène social qu’on retrouve dans la plupart des sociétés, et dont les taux évoluent relativement peu. Ses raisons ne sont pas liées aux crises sociales uniquement. Les causes du suicide peuvent être liées à des problèmes familiaux, professionnels, et sentimentaux également.

Concernant la hausse du taux de suicide en Tunisie durant cette dernière décennie, le sociologue a précisé que la crise sanitaire du Covid-19 a offert un terrain propice à l’augmentation de la violence conjugale. Les enfants témoins de ces agressions à domicile, ont plus tendance à se suicider par pendaison, notamment aux âges les plus bas.

« La pandémie a mis les gens dans un contexte exceptionnel de stress financier et sociale, ce qui a engendré des séquelles. L’enfermement, l’impossibilité de se projeter dans l’avenir, l’endettement, le chômage et les faillites sont derrière le flou qui règne. Avec toutes ces contraintes qui pèsent lourd psychologiquement, la vie peut paraitre un jour insupportable pour certains. Les plus fragiles qui sont les enfants, y payent malheureusement le prix ».

«  L’adversité est une cause importante des tentatives de suicide »

Bien que les facteurs environnementaux, économiques et sociaux soient aggravants, les personnes suicidaires sont dans la plupart des cas celles ayant vécu une trajectoire de vie compliquée, a souligné Dr. Fatma Charfi, pédopsychiatre à l’hôpital Mongi Slim et Professeur à la Faculté de médecine de Tunis.

« Parmi les facteurs environnementaux, les évènements de vie sont importants à prendre en  compte. Ainsi, les personnes qui passent à l’acte ont été témoins de violences conjugales, ont vécu des scènes de violence morale, physiques ou sexuelles, et subissent des maltraitances de toutes sortes. Ce sont des facteurs hautement corrélés aux actes suicidaires. Plus les gens vivent dans la précarité et souffrent de stress financier, plus il y aura de la violence, et donc de tentatives de se donner la mort ».

En plus d’une trajectoire de vie compliquée, le fait de vivre un échec de la vie professionnelle ou amoureuse, un deuil, une séparation, une instabilité familiale…ou d’être en face d’un cumul d’évènements, pourraient déclencher l’envie incessante de se suicider, souligne Dr. Charfi.

« Le point commun dans la plupart des cas de décès par suicide c’est le cumul de plusieurs facteurs d’adversité. Les personnes déjà fragilisées par un lourd vécu, sont plus vulnérables. Ces derniers étant en crise, ils pensent au suicide comme un moyen pour mettre fin à une souffrance, qui est vécue comme insupportable, interminable, ressentie d’une manière intense au point de ne plus voir le bout du tunnel. Ils envisagent certes d’autres solutions, mais au dernier moment, ils cèdent à leur envie persistante de se tuer ».

Les adolescents, les plus exposés aux tentatives de suicide

D’après Dr.Charfi, il existe trois types de comportements suicidaires : Ceux ayant des idées suicidaires, ceux ayant fait des tentatives de suicide, et les personnes qui sont passées à l’acte, en se suicidant causant ainsi leur décès.
En Tunisie, la tranche d’âge la plus touchée par le suicide est située entre 25 et 30 ans et 80 à 85 ans.

Quant au premier moyen suicidaire, c’est la pendaison. « Cette méthode est utilisée dans plus de la moitié des cas. Il s’agit d’un moyen très violent, pour mettre fin à sa souffrance, utilisé souvent par les suicidaires déterminés ».
La tranche d’âge la plus vulnérable aux tentatives de suicide concerne les adolescents de sexe féminin (2/3 des personnes ayant fait une tentative de suicide sont de sexe féminin).

Ces tentatives sont souvent dues à des ingestions médicamenteuses et de produits toxiques. L’impulsivité durant l’adolescente est un facteur de risque qui augmente les possibilités de suicide chez les enfants de cette catégorie d’âge. Généralement, leur crise suicidaire se déclenche d’une manière rapide et inattendue, contrairement aux idées suicidaires des adultes qui peuvent durer des semaines. En revanche, pas toutes les personnes ayant des idées suicidaires, passent à l’acte.

Par ailleurs, les études d’autopsie psychologique dans le monde ont montré que 90% des personnes qui se suicident souffrent de maladies mentales, notamment des troubles de l’humeur, comme la dépression, les troubles bipolaires, les addictions aux substances, les troubles du stress post traumatique…

Dans les cas de tentatives de suicide, les profils diffèrent. Il existe des personnes qui tentent de se donner la mort sans pour autant souffrir d’une maladie mentale. Les facteurs environnementaux sont souvent derrière leur passage à l’acte. « La pauvreté et la précarité mènent souvent à la violence et à d’autres facteurs d’adversité, qui engendrent par conséquent des envies de suicide, notamment chez les enfants ».

 Emna Bhira