Tunisie/ Construction immobilière : Les complexités administratives encouragent l’illégalité et l’anarchie

03-02-2022

Le paysage urbain en Tunisie témoigne d’une réelle dégradation. Constructions informelles,  cités dortoirs qui poussent comme des champignons, avec des façades sans cachet architectural,  infrastructure qui laisse à désirer…Résultat, on assiste à une extension urbaine anarchique qui a gagné du terrain notamment au niveau des villes et de ses alentours, ce qui retentit sur la qualité de la vie.

Quelles sont les raisons derrière ce phénomène qui se répand rapidement et qui se généralise sur tout le territoire ?

L’inaccessibilité du permis de bâtir

En effet, selon la loi, toute personne qui a l’intention d’entreprendre des travaux pour une nouvelle construction, réaménagement ou restauration d’un bâtiment existant, d’y apporter des modifications, de changer sa vocation ou de l’agrandir, doit obtenir une autorisation de construire au préalable en soumettant une demande à ce sujet accompagné d’un dossier complet conformément aux procédures règlementaires et techniques en vigueur.

Il faut donc déposer une demande auprès de la municipalité, afin d’obtenir un permis de construire. Hors, les procédures en vue d’entamer une construction sont très complexes pour être mises en place par les collectivités locales, et pour être comprises par les citoyens. Même dans le cas de travaux légers, il n’est pas toujours accessible d’émettre une lettre de voirie à la municipalité, d’ailleurs, très peu de personnes savent même que ça existe.

C’est ce qu’a souligné, dans un entretien avec Gnetnews, Adnen El Ghali, architecte membre de l’Association de Sauvegarde de la Médina de Tunis (ASM), et expert au Conseil international des monuments et des sites (ICOMOS).

Il a expliqué que pour réaliser cette première étape avant de lancer un chantier, il faut faire appel à un architecte municipal qui établit un dossier d’argumentation. Hors, les collectivités municipales disposent rarement d’architectes dans leurs équipes. Et, ceux qui traitent ces permis sont souvent des techniciens ou des administrateurs qui n’ont pas de connaissance en architecture urbaine. Tout ça, fait que le citoyen n’a pas envie d’aller vers le côté légal. La plupart préfèrent donc, construire en se débrouillant avec les aménagements, notamment les personnes qui n’ont pas les moyens pour payer un architecte…

S’y ajoute un autre problème de fonds, provenant du ministère des domaines de l’Etat et des affaires foncières, a-t-il souligné.

« Dans plusieurs cas, les citoyens ne savent pas à qui appartiennent les terres, pour pouvoir gérer les indivisions, alors qu’il est nécessaire de présenter un document attribuant la propriété de la parcelle, sur laquelle il est projeté de construire.  En plus, les municipalités ne sont pas toutes propriétaires des biens sans maitres, ce qui forme une réelle problématique.

Face à l’absence de contrôle des localités, les citoyens se permettent ainsi de profiter de ces failles, pour bâtir leurs logements anarchiquement, au moindre cout. Sans parler, des possesseurs d’immeubles fermés depuis un demi-siècle, et dont l’Etat n’a pas lancé une procédure à leur encontre pour expropriation ou mise sous tutelle. Pourtant ce genre de procédure existe dans le droit tunisien concernant les travaux d’office, indique Adnen El Ghali.

Que dit la loi face à ces dépassements ?

D’après la loi tunisienne, si le premier étage d’une bâtisse est déjà construit, la démolition n’est pas appliquée, notamment pour les logements de particuliers.

Les citoyens qui envisagent de détourner la loi, s’accaparent vite d’une terre, et lancent rapidement la construction afin d’accomplir les travaux du rez-de-chaussée avant que la municipalité intervienne…Cette faille dans la loi tunisienne régularise les infractions. La plupart des citoyens dans ce cas se permettent les dépassements, vu l’absence d’impunité, nous explique Adnen El Ghali.

D’autres profitent aussi de cette faille pour transformer leurs garages en commerces, pourtant ils sont situés dans des quartiers résidentiels. Ces derniers multiplient les surfaces, pour les louer en tant que boutiques.

« Dans ce cas, l’Etat n’intervient pas, parce que c’est dans leurs domiciles déjà bâtis, que les travaux sont menés. Nous ne pensons pas à la dégradation des quartiers, de la rue et de la voirie, et aux emprises sur l’espace public », déplore-t-il, soulignant que le retour de la police municipale rattachée actuellement au ministère de l’intérieur, aux municipalités, serait nécessaire pour reprendre le contrôle de ces dépassements.

D’après lui, la police municipale doit être sous la tutelle du président de la municipalité, pour pouvoir accélérer les procédures des constats et PV relatifs aux infractions, dont les dossiers. « Actuellement, en cas de dépassement signalé chez un citoyen, le dossier sera traité au niveau de la municipalité, et le ministère de l’intérieur. Une fois les deux départements ont libéré leur décision, le citoyen serait déjà en train de construire le deuxième étage de sa maison. Dans ce cas, le descriptif de l’infraction ne correspondra plus à la réalité. Et ceci, ne permettra pas aux autorités d’appliquer la décision prise, à cause du retard des procédures.  », nous explique-t-il. 

Les spéculateurs derrière les constructions informelles

Adnen El Ghali a tenu à rappeler que, ceux qui construisent anarchiquement ne sont pas les plus pauvres non informés au sujet des procédures, bien au contraire, ce sont les personnes aisées qui se permettent plus ces dépassements.

« La régularisation fait bénéfice aux spéculateurs et aux promoteurs immobiliers, qui recyclent l’argent provenant du secteur informel », dévoile-t-il.

Ce phénomène concerne notamment les villes historiques, qui constituent un pôle d’attractivité. En effet, les spéculateurs sont très intéressés par la démolition des bâtiments de valeur historique et qui sont constitutifs de l’image de la ville et de son paysage urbain. A la place, ils construisent des ouvrages inintéressants, d’une très grande laideur, dont le seul objectif est de multiplier les mètres carrés.

Aujourd’hui, les municipalités se privent volontairement de ces fonds aussi. Et l’Etat au lieu de taxer les contrevenants sur chaque mètre carré bâti illégalement, il demeure les bras croisés, face à cette déconstruction de la mémoire collective architecturale ».

Adnen El Ghali a ajouté aussi que les municipalités tunisiennes sont assises sur un trésor de l’Etat qu’elles ne veulent pas exploiter, c’est celui des infractions qu’on applique à partir de 120 m². « Un ouvrier/journalier serait incapable de construire de telles surfaces. Mais, les spéculateurs, il faut les soumettre à une taxe de régularisation ».

Afin de contourner cette tuméfaction urbaine qui échappe à toute forme de contrôle, l’expert recommande de suspendre également toutes les démolitions des biens antérieurs des années 1960, en tant qu’expert aussi au Conseil international des monuments et des sites (ICOMOS).

Admettre la décroissance de la ville 

Pour conclure, Adnen El Ghali a soulevé un autre sujet important, celui de la décentralisation, qui aura un impact négatif sur la population dans l’avenir. « Car avant cela, il faut procéder à une remise à niveau des compétences dans les administrations et rétablir leur fonctionnement ».

Il a rappelé que le grand Tunis héberge ¼ des habitants de la Tunisie, et pour alléger la pression sur la capitale, il faut commencer une déconcentration des services étatiques et privés.

« Avec la forte densité de la population au niveau de la capitale, dans quelques années, l’Etat sera incapable d’assurer les services, la sécurité, les réseaux de l’électricité gaz et eau, et d’assainissement sur tout le territoire urbain de l’agglomération. Certains quartiers seront contraints d’être desservis.  Il est urgent de mettre une vision à long terme et de commencer par la mise en place d’ateliers participatifs voire un dialogue qui réunit les secteurs du patrimoine et de l’architecture, plus les universitaires, promoteurs, et penser à quelle Tunis nous nous attendons en 2040 et 2050. Quel genre d’attractivité territoriale, quel taux de population dans les différentes régions, quel fonctionnement de la ville, et quels types de mobilité, d’équipement, et de service….

Emna Bhira