Entretien exclusif avec deux concessionnaires automobiles en Tunisie : Quelle reprise après le Coronavirus ?

05-06-2020

Si la Tunisie a réussi à combattre le coronavirus, dans les prochains mois, une autre bataille commencera, celle d’une crise économique et sociale sans précédent. Tous les secteurs ont été touchés. A l’image de celui de l’automobile tunisien qui représente 15.000 emplois. Concessionnaires, agences, ateliers, service-après vente, magasins de pièces de rechange, usines de fabrication, tous ont été des victimes économiques de la crise du Covid-19. Comment le secteur des voitures s’en est sorti ? Quels sont les dégâts ? La vente de voiture pourra-t-elle redémarrer ? Y aura-t-il des conséquences sur le prix des véhicules ? Des questions auxquelles ont bien voulu répondre deux professionnels de la branche.

500 millions de dinars de pertes

Depuis déjà deux ans, le secteur de l’automobile connaît une récession en Tunisie. La chute des ventes de voitures neuves est estimée à 35%. Avec la crise sanitaire, la situation s’est aggravée.

Ibrahim Debache est le PDG de Ennakl Automobile mais aussi président de la chambre syndicale des concessionnaires automobiles relevant de l’UTICA. Il nous explique que durant le mois d’avril, seuls 117 véhicules ont été immatriculés, toutes concessions confondues. « Habituellement, un mois moyen représente entre 4000 et 5000 voitures immatriculées », nous dit-il.

L’ensemble des showrooms, des agences, des services après-vente et des points de maintenance ont été contraints de fermer leurs portes. Un service minimum a été mis en place uniquement pour l’entretien des véhicules appartenant aux ministères de la Santé, de la Défense et de l’Intérieur.

« Toutes les ventes en cours et les commandes ont été stoppées ou reportées », souligne Debache. Une situation  qui a engendré des problèmes au niveau des stocks et de l’approvisionnement. En effet, des milliers de véhicules ont été maintenus dans les ports que ce soit en Tunisie ou à l’étranger, dans des ports de transit. « Aujourd’hui nous estimons le nombre de voitures en stock à 15.000. Cela engendre des frais financiers supplémentaires pour les concessionnaires ».

Les frais  de surestaries, ou de stockage correspondent aux frais de « gardiennage » des véhicules dans les ports. En Tunisie, ils sont dus à l’OMMP. Crise ou pas crise, les barèmes tarifaires ont été appliqués.

« Nous avons adressé des courriers au ministère des Transport pour essayer d’avoir des allègements, mais nous n’avons pas encore eu de réponse », affirme M. Dabbech.

Des voitures trop chères

ARTES est une société tunisienne qui détient la concession Renault à Tunis (Renault, Nissan, Dacia, Lada). Depuis quelques semaines, les clients recommencent à fréquenter le showroom. Nous avons rencontré son Directeur Général, Mr Mustapha Ben Hatira. Il explique que malgré les difficultés endurées pendant cette crise, sa société a réussi à faire face. En effet, si des sociétés comme la sienne ont « les reins assez solides », pour continuer leur activité, d’autres, plus petites ont été durement frappées par la fermeture de deux mois. « Le secteur de l’automobile c’est aussi des indépendants, qui ont des PME dans le secteur », nous explique-t-il. 

La Clio est la voiture la plus vendue en Tunisie sur le marché du neuf. Cette citadine s’impose comme étant le meilleur rapport qualité prix du concessionnaire. Pour autant, elle n’est pas à la portée de toutes les bourses, puisque selon la gamme, elle varie entre 45.000 et 50.000 DT.

Le groupe Renault en France traverse une grave crise. Après la crise du Covid-19, quatre usines de la marque se sont retrouvées en difficulté. Elles ont été victimes de restructuration ou de fermeture.  Afin de faire redémarrer les ventes, les concessionnaires ont opéré de grandes compagnes promotionnelles encore jamais vues. Baisse de prix ou encore paiements à partir de 2021. De plus, Renault a bénéficié, en tant que constructeur d’une aide de l’Etat à hauteur de 500 milliards d’euros afin de sauver l’industrie.

« En Tunisie, nous ne pourrons pas faire vraiment baisser le prix des voitures, car ils sont fixés par le marché. Donc nos marges sont aussi imposées par le marché », nous dit Mr Ben Hatira. De plus, la Tunisie  est un pays importateur de voitures, il n’y a pas d’usines de construction ou de montage, comme c’est le cas chez nos voisins algériens ou marocains.

Autre inconvénient à l’achat de voitures neuves, celui du financement. « En Tunisie, 80% des ventes de voitures se font à travers des sociétés de leasing ou de crédits à la consommation avec des taux d’intérêts pouvant aller jusqu’à 14% », souligne Ibrahim Debache.

Trop de taxes 

Le prix des voitures en Tunisie est également impacté par des taxes qui deviennent au fur et à mesure des années, plus importantes. En effet, les concessionnaires sont soumis au droit de consommation et à la TVA. Le droit de consommation a fortement augmenté dans la dernière loi de finance. Cet impôt qui devrait être normalement payé par le client est en réalité payé par le concessionnaire pour le compte du client à la douane. « Il serait plus judicieux si l’Etat faisait payer ce droit au moment de la vente et non au moment de l’importation », indique le DG de la concession Renault. 

Les taxes imposées par l’Etat sont fixées en fonction de la cylindrée de la voiture. Pour une gamme moyenne, elles se situent  aux alentours de 20%, et elles peuvent atteindre les 50% pour une gamme plus luxueuse. La TVA, elle est de 5% pour les concessionnaires. 

« 24 ans d’attente pour une voiture populaire »

Afin de donner plus de chance aux Tunisiens d’acheter une voiture neuve, l’Etat a mis en place la fameuse voiture populaire sous l’ère Ben Ali. Pour les voitures populaires, les concessionnaires n’ont pas de droit de consommation à payer et la TVA est fixée à 7%. Si sur le papier, ce système semble idéal pour l’accès des couches moyennes à une voiture neuve, en réalité il a ses limites. Le nombre de véhicules populaires qui peut être importé par an est limité à 1000 par concessionnaire (à raison de 35 concessionnaires et 50 marques sur le marché tunisien). A titre d’exemple, chez Renault, actuellement 24.000 personnes sont inscrites sur la liste dans l’attente d’un véhicule. « Si l’on calcule, un Tunisien peut attendre 24 ans pour pouvoir espérer bénéficier de la voiture populaire », déplore Mustapha Ben Hatira. 

« Il faut une stratégie tournée vers l’avenir »

Aujourd’hui en Tunisie, le secteur automobile se contente d’être un secteur importateur de voitures. Pas d’usine de montage et les constructeurs locaux en sont encore à l’état de start-up. Rien n’est fait pour encourager le domaine. 

Les professionnels pointent du doigt les taxes beaucoup trop importantes et qui ne leur permettent pas de faire baisser le prix des véhicules. Pourtant, il est important de savoir que 75% des ventes des concessionnaires s’adressent aux sociétés, c’est à dire que ce sont des véhicules dits utilitaires et qui font donc tourner l’économie du pays. Les 25% restants sont de la vente aux particuliers.

« Il faut que la Tunisie se tourne vers l’avenir », nous dit Mustapha Ben Hatira. L’avenir c’est le véhicule électrique. La France a commencé à travailler sur le sujet il y a déjà 10 ans et ce n’est que maintenant que les premiers véhicules ont été mis en circulation. « L’Etat doit poser les balises d’une politique à long terme et doit s’adapter aux évolutions du marché mondial », martèle le concessionnaire. 

Si aujourd’hui nos voisins marocains ont su attirer Renault pour la création d’usines de montage, en Tunisie, celles-ci ont fermé leurs portes en 1988, et depuis c’est le statut quo. 

Pour ce qui est de la vente des voitures, le secteur ne va pas redémarrer de sitôt. La crise économique et sociale qui attend la Tunisie dans les prochains mois risque fort de nuire au marché. 

Wissal Ayadi