Tunisie: Le secteur des médicaments est en crise et fait craindre des pénuries

05-12-2022

Le secteur des médicaments en Tunisie rencontre de plus en plus de difficultés. Ces dernières semaines, l’industrie pharmaceutiques a été secouée par l’annonce de désinvestissement de trois multinationales pharmaceutiques qui ont décidé de quitter le pays.

Ajouté à cela, la dette mirobolante de la pharmacie centrale qui souffre à cause, notamment, des hôpitaux, de la Caisse nationale d’assurance maladie (CNAM), de la Caisse nationale de sécurité sociale (CNSS) qui n’honorent plus leurs factures après d’elle depuis de nombreuses années.

De leur côté, les grossistes répartiteurs, chargés de l’approvisionnement des pharmacies, ont entamé ce lundi 5 décembre un arrêt d’activité en raison de problèmes avec le ministère des Finances.

Déjà marquée par une pénurie récurrente de médicaments, le pays pourrait donc encore plus pâtir de cette situation.

Trois laboratoires quittent la Tunisie…d’autres pourraient suivre

C’est un coup de tonnerre qui s’est abattu sur l’industrie pharmaceutique en Tunisie. En effet, au début du mois de novembre, le Syndicat des Entreprises Pharmaceutiques Innovantes et de Recherche (SEPHIRE), rassemblant 20 laboratoires pharmaceutiques de recherche et de développement, a annoncé que trois multinationales pharmaceutiques ont décidé de quitter la Tunisien en raison de difficultés structurelles avec les autorités tunisiennes.

D’après le communiqué du SEPHIRE, paru le 1er novembre, plusieurs raisons ont poussé ces laboratoires innovants à se désinvestir. En premier lieu, le retard des paiements. En effet, le syndicat explique que le gouvernement tunisien doit 750 millions de dinars (soit environ 231 millions de dollars) à travers la Pharmacie Centrale de Tunisie (PCT). De plus, ces laboratoires souffrent des lourdeurs administratives, de la lenteur de l’enregistrement de nouveaux médicaments en phase de mise sur le marché et du non-respect de la propriété intellectuelle et des brevets.

Dans une de leurs nombreuses communications sur les difficultés du secteur, le SEPHIRE a publié cette affiche sur les réseaux sociaux pour alerter sur la situation:

Pourtant, le syndicat avait déjà prévenu les autorités compétentes, plusieurs années auparavant.

« Depuis plus de six ans, le SEPHIRE a prévenu les autorités de santé tunisiennes qu’une grave crise du médicament risquerait de se produire si le gouvernement ne prenait pas des mesures courageuses, immédiates et concrètes, pour réviser dans son ensemble, le financement du secteur de la santé… Nous arrivons maintenant à un niveau de pénurie de médicaments sans précédent, sans doute encore aggravé par le désinvestissement de certains laboratoires innovants, qui aujourd’hui fournissent en valeur, deux tiers des médicaments dans le secteur hospitalier et un tiers dans le secteur officinal et que 52% des médicaments fournis par nos laboratoires n’ont pas d’équivalent sur le marché local », peut-on lire dans le même communiqué.

De son côté, le ministère de la Santé n’a pas l’air de vraiment s’inquiéter de cette situation. En effet, il y a quelques semaines, dans une interview dans l’émission Midi Show sur la radio Mosaïque FM, présentée par Elyes El Gharbi, Ali Mrabet, le ministre de la Santé, a confirmé ces départs tout en minimisant leur impact. Il avait alors déclaré:  « C’est vrai que trois laboratoires pharmaceutiques ont quitté la Tunisie, mais leurs médicaments sont disponibles et demeureront disponibles. Ils étaient présents en Tunisie et ont dû la quitter pour plusieurs raisons, notamment à cause de restructurations internes Â», ajoutant par ailleurs qu’il s’agissait là d’une occasion pour l’industrie locale « de désormais compter sur elle-même », expliquant cette problématique a été, par ailleurs, retenue pour constituer l’un des quatre axes de la stratégie nationale de la santé 2030-2050.

La pharmacie centrale endettées de 5 milliards de dinars

A la fin octobre, le syndicat des médecins de la santé publique a annoncé dans un communiqué,  que les pharmacies des hôpitaux publics connaissaient une pénurie de médicaments. Une problématique subie à la fois par les médicaments nécessaires au traitement des maladies chroniques et ceux des maladies aiguës.

Toujours selon le syndicat, cette pénurie est due à un problème de ravitaillement de la part de la pharmacie centrale. En effet, autres défi auquel fait face le secteur des médicaments, la dette exponentielle de la pharmacie centrale de Tunisie (PCT).

Les difficultés de la pharmacie centrale ne sont un secret pour personnes. Ainsi, le 14 novembre dernier, Béchir Irmani, le PDG de la PCT avait confirmé la grave crise financière de l’institution. Il avait alors évoqué le cumul, depuis 2016, des impayés. D’après ses dires, les impayés de la CNAM auprès de la PCT ont atteint 440 millions de dinars. La dette de la CNSS auprès des hôpitaux est également importante puisque ces derniers doivent à la Pharmacie centrale de Tunisie plus de 700 millions de dinars.

Un cercle vicieux duquel il sera difficile de sortir quand on sait que la situation financière de la Pharmacie centrale de Tunisie dépend de celle des hôpitaux et de la CNAM.

Les grossistes-répartiteurs dans la tourmente

Après plusieurs semaines de négociations, les pharmaciens grossistes-répartiteurs ont finalement décidé de suspendre leur activité à partir de ce lundi 5 décembre.

Ce domaine, peu connu du grand public a pourtant une importance de taille dans le secteur pharmaceutique. Les grossistes répartiteurs constituent en quelques sortes, « les pharmacies des pharmacies ». Ce sont eux qui amènent les médicaments aux officines et cliniques. Contacté par Gnetnews, Ahmed Karray, trésorier de la Chambre Syndicale Nationale des Pharmaciens Grossistes Répartiteurs (CSPGR), relevant de l’UTICA, nous en dit plus.

« Nous nous approvisionnons auprès de la pharmacie centrale et des industries locales et nous distribuons les médicaments auprès des pharmacies d’officine et les cliniques. Nous couvrons tout le territoire tunisien grâce à aux 70 entreprises qui régissent ce secteur et nous travaillons toute l’année, tous les jours. Dans ce domaine, il faut savoir que la Tunisie est très avancés par rapport, même, à des pays développés. Aujourd’hui quand vous entrez dans une pharmacie et que vous ne trouvez pas le médicament dont vous avez besoin et qu’il est disponible dans les stocks des grossistes, il vous suffit juste de revenir une heure plus tard pour le trouver. En France par exemple, ce n’est pas le cas, vous devez attendre le lendemain voire le surlendemain », nous explique-t-il.

« Nous devions faire un arrêt d’activité le 15 novembre. Cependant, avant cette date nous avons pu avoir un certain nombre de réunions avec les responsable dans lesquelles nous avons eu des promesses. Ainsi, nous avons donc  décidé de reporter cette grève au mois de décembre en fonction de l’évolution des négociations », nous dit Ahmed Karray.

Les grossistes-répartiteurs réclament du ministère des Finances de leur fournir l’attestation de non-retenue à la source de l’année 2022, avantage sont ils disposent depuis 2006.

« La retenue à la sources est une avance sur impôt à hauteur de 1% prévu pour tous les secteurs. Notre cas est très spécial, car notre marge de bénéfice est très réduite. Nos recettes en net sont comprises entre 0,3% et 0,7% au maximum ». Ainsi, depuis 2006, les grossistes répartiteurs sont exonérés de la retenues à la source, afin de leur garantir des revenues qui leur permettent de travailler.

Mais cette année, le ministère des Finances a refusé de leur octroyer cet avantage en prétextant que ce n’était pas légal. « Nous leur avons demandé alors pourquoi depuis 16 ans cet avantage a été donné sans problème? Ils nous ont répondu que cela fait 16 ans que c’est hors du cadre légal », affirme le trésorier du syndicat des grossistes-répartiteurs.

« Aujourd’hui le risque c’est que si on ne donne pas cette exonération aux sociétés qui agissent dans ce domaine, plus de la moitié d’entres-elles seront contraintes de déposer le bilan et de fermer leurs portes et ce n’est pas dans l’intérêt des pouvoirs publics puisqu’aucun autre mécanisme n’existe pour la distribution des médicaments aux pharmacies », ajoute Mr Karray.

Ce dernier conclu en disant que le principal problème du secteur des médicaments réside dans les difficultés financières de la pharmacies centrale, dont ils payent eux aussi les conséquences. « Aujourd’hui le taux de disponibilité auprès de la PCT est de 30%. De notre côté, nous sommes réputés pour être de très bon payeurs, ce qui n’est pas le cas de la CNAM ou des hôpitaux publics ».

Wissal Ayadi