Crise des migrants : La Tunisie dépassée, le besoin d’une politique migratoire se fait sentir

07-08-2023

C’est une véritable crise humanitaire qui se joue aux frontières de la Tunisie. Les images des subsahariens dans le désert sont dans toutes les têtes.

Déjà embourbée dans une crise économique, la Tunisie se retrouve aujourd’hui presque impuissante face à l’afflux de migrants, toujours plus nombreux chaque semaine.

80.000 migrants subsahariens en Tunisie

Le 29 juillet dernier, le ministre de l’Intérieur, Kamel Feki, a donné des informations concernant la présence de migrants subsahariens en Tunisie. Selon lui, leur nombre s’élève à 80.000, dont 17.000 sont localisés dans la ville de Sfax.

Le ministre a révélé que 1057 migrants africains en situation irrégulière ont quitté volontairement la Tunisie pour retourner dans leur pays d’origine. Durant la première moitié de 2023, environ 2200 migrants ont été refoulés par les autorités aux points de passage frontaliers, a-t-il également affirmé.

Les autorités tunisiennes ont porté secours à plus de 15 000 migrants en situation irrégulière en mer au large des côtes du pays, la majorité d’entre eux provenant de pays d’Afrique subsaharienne, entre janvier et le 29 juillet de cette année, a-t-il déclaré.

Pendant cette période, le ministre a signalé le repêchage d’environ 900 corps de migrants en situation irrégulière, dont la plupart étaient originaires d’Afrique subsaharienne.

Kamel Feki a, enfin, catégoriquement nié les informations faisant état d’agressions contre les migrants.

D’après plusieurs organisations travaillant dans le domaine de la migration, le nombre de migrants originaires d’Afrique subsaharienne en Tunisie se situe entre 20 000 et 50 000. Parmi eux, le groupe le plus nombreux est composé d’Ivoiriens, représentant un tiers du total, suivi par les Guinéens et les Maliens.

La particularité est que bon nombre de ces pays ont conclu des accords d’exemption de visa avec la Tunisie, ce qui signifie que la plupart des migrants résidant en Tunisie sont arrivés légalement grâce à ces accords.

En outre, un grand nombre d’étudiants sont inscrits dans les universités tunisiennes. Un chiffre qui devrait prendre de l’ampleur puisque le ministre de l’Enseignement supérieur et de la recherche scientifique, Moncef Boukthir, a annoncé la décision de la Tunisie d’augmenter le nombre de bourses, consacrées aux pays subsahariens de 25 % au titre de l’année universitaire 2023/ 2024.

Enfin, il y a également des réfugiés et des demandeurs d’asile. Selon l’agence des Nations Unies pour les réfugiés, environ 9 000 personnes sont enregistrées en tant que demandeurs d’asile et de réfugiés actuellement, mais il est probable que beaucoup d’autres ne soient pas enregistrés, ce qui pourrait porter les chiffres bien plus haut.

La Tunisie n’a pas les moyens de faire face

Le dimanche 16 juillet,  un mémorandum d’entente établissant un « partenariat stratégique complet » a été conclu entre l’Union européenne et la Tunisien, en marge de la visite de la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, accompagnée de la présidente du conseil italien (Georgia Meloni) et du Premier ministre néerlandais (Mark Rutte).

Parmi les domaines abordés dans ce mémorandum, la migration et la mobilité ont été particulièrement mis en avant.

Les deux parties ont exprimé leur volonté de développer une approche globale concernant la migration, tout en examinant cette question en parallèle avec celle du développement.

Dans le cadre de cet accord, l’UE propose d’élargir les voies légales de migration selon les besoins de main-d’œuvre en Europe et de soutenir l’identification et le rapatriement des migrants en situation irrégulière présents en Tunisie. En contrepartie, des dispositifs sont prévus pour accélérer les réadmissions des Tunisiens en situation irrégulière, en leur fournissant une aide à leur réintégration socio-économique, ainsi que pour renforcer le rôle de la Tunisie dans les interceptions maritimes. Le renforcement du contrôle aux frontières est également prévu, avec une enveloppe de 105 millions d’euros prévue à cet effet.

Cependant, pour l’instant, il n’est pas encore question d’ouvrir un centre de transit pour débarquer et trier les migrants non tunisiens interceptés en mer, malgré les pressions exercées par les Européens depuis plusieurs années.

La Tunisie est actuellement confrontée à un problème qui dépasse ses capacités : l’afflux quotidien de migrants en situation irrégulière atteint des niveaux sans précédent, et les gardes-frontières, les forces sécuritaires et militaires sont engagés dans un travail colossal pour gérer cette situation. La question est de savoir si l’aide européenne sera suffisante pour faire face à cette crise, sachant que le pays est déjà embrouillée dans une crise économique qui risque de s’accentuer dans les prochains mois, faute d’un accord avec le FMI.

Vide juridique

En Tunisie, les migrants se retrouvent dans une situation délicate, car ils ne peuvent pas accéder au marché du travail de manière légale et sont donc incapables de régulariser leur statut. En conséquence, ils sont relégués en marge de la société, coincés dans un vide juridique, et cela constitue un problème majeur actuellement.

La situation à Sfax met également en évidence les tensions qui surgissent entre les populations locales et les migrants qui se retrouvent livrés à eux-mêmes. Bien que beaucoup d’entre eux arrivent légalement avec l’intention de rester en Tunisie comme destination finale, l’absence de politique migratoire et l’insécurité les poussent parfois à continuer leur voyage vers l’Europe, alors que cela n’était pas forcément leur plan initial.

Par ailleurs, il est aussi important de rappeler que la Tunisie est signataire de plusieurs chartes, dont la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples, qui reconnaît le droit de circuler librement et de résider dans un pays en respectant la loi. De plus, le pays a ratifié la Convention de Genève et le statut des réfugiés, étant engagé envers les droits de l’homme.

Cependant, l’absence d’un cadre national sur la migration ou l’asile rend la mise en œuvre de ces engagements incomplète. Cette lacune dans la loi rend quasiment impossible l’obtention d’une « carte de séjour », c’est-à-dire un permis de résidence dans le pays, pour les milliers de personnes qui y résident, faute de perspectives de régularisation ou de possibilités concrètes en matière de migration.

Le HCR et l’OIM appellent à aider les migrants

Dans un communiqué conjoint publié le jeudi 27 juillet 2023, l’Agence des Nations Unies pour les réfugiés (HCR) et l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) ont souligné l’urgence de fournir une aide humanitaire essentielle et vitale à ces personnes en détresse, en attendant des solutions plus humaines et immédiates.

« Parmi les personnes bloquées, on compte des femmes, dont certaines sont enceintes, ainsi que des enfants. Ils se retrouvent coincés dans le désert, faisant face à une chaleur extrême, sans accès à un abri, à de la nourriture ou à de l’eau », peut-on lire.

Les agences ont toutefois salué le travail du Croissant-Rouge tunisien et libyen pour l’acheminement de l’aide humanitaire aux personnes dans les zones frontalières.

Elles ont souligné l’urgence de mettre en place des opérations de recherche et de sauvetage pour les personnes toujours bloquées des deux côtés de la frontière, et ont demandé instamment une résolution rapide de cette situation.

Les agences ont également insisté sur l’importance d’accorder une protection internationale aux personnes qui en ont besoin, en veillant à ce qu’elles puissent demander l’asile et être dirigées vers les services appropriés, en particulier pour les migrants vulnérables, y compris les victimes de la traite et les enfants non accompagnés.

Régulariser les migrants qui travaillent

Nous avons contacté Mme Rawdha Seibi, Secrétaire générale de l’Association tunisienne de soutien aux minorités. Elle déplore dans un premier temps l’inaction des autorités pour venir en aide aux migrants.

« Les autorités doivent mettre en place une politique migratoire. Il est nécessaire qu’il y ait un traitement au cas par cas. Il y a beaucoup de migrants subsahariens qui sont en Tunisie depuis de nombreuses années et qui travaillent et il faut les régulariser en leur octroyant une carte de séjour temporaire et renouvelable. Cela garantit leur sécurité physique, morale et économique et cela poussera leurs employeurs à les faire travailler de manière légale », nous dit-elle.

Elle souligne également que cette situation a nui à l’image du pays. Dans ce sens, elle rappelle l’annulation du concert du chanteur franco-congolais Maître Gim’s à Djerba dans quelques semaines. En effet, ce dernier  décidé de boycotter la Tunisie en raison des conditions dans lesquelles les migrants sont considérés et suite notamment à la fameuse photo d’une mère et de sa fille morts de soif dans le désert.

« Je comprend qu’il soit solidaire car c’est une question avant tout humaine », conclut-elle.

La Tunisie est confrontée à une crise migratoire sans précédent, mais elle ne peut pas être la seule à assumer la responsabilité de gérer ce flux migratoire, car elle manque à la fois de ressources humaines et financières. Cette question doit être prise en compte à l’échelle continentale. Le silence des dirigeants africains, en particulier au sein de l’Union Africaine, soulève des interrogations. Il est donc essentiel de renforcer la coopération avec les pays subsahariens, de les sensibiliser et de les responsabiliser pour décourager les départs, tout en acceptant de rapatrier leurs ressortissants dans des conditions dignes.

Wissal Ayadi