La Tunisie face aux enjeux de la transformation digitale de l’administration publique : Analyse des défis et perspectives

29-02-2024

La transformation digitale de l’administration publique émerge comme un moteur clé pour optimiser l’efficacité et renforcer l’engagement citoyen. La numérisation des processus administratifs permet une efficacité opérationnelle accrue, automatisant les tâches et réduisant les délais de traitement. L’accessibilité aux services publics est également améliorée grâce à des plateformes en ligne, assurant un accès constant aux informations gouvernementales, indépendamment de la localisation géographique.

Tous les gouvernements qui se sont succédés ont fait de cette question un enjeu essentiel pour la transition numérique du pays. Malgré des avancées significatives, le retard de la Tunisie dans ce domaine est encore important.

Anis Wahabi, Expert-comptable, commissaire aux comptes et membre l’Ordre tunisien des expert comptables et Mounir Ghazali, associé à EY Consulting, nous livrent leur analyse sur la question.

Numérisation, digitalisation et transformation digitale

La numérisation, première étape de cette évolution, se concentre sur la conversion des documents papier en formats numériques. Des demandes d’autorisations aux formulaires administratifs, ces documents deviennent facilement accessibles en ligne. Les services publics en ligne facilitent l’accès aux informations gouvernementales, simplifiant les interactions pour les citoyens connectés à Internet. « Aujourd’hui la Tunisie a fait de nombreuses avancées dans la numérisation », indique Anis Wahabi.

La digitalisation va plus loin en introduisant des plateformes électroniques pour transmettre des demandes, comme par exemple l’inscription scolaire via le site du ministère de l’éducation. « Des procédures réalisées en ligne et traitées en ligne, comme la télé-déclaration d’impôts ou l’inscription au registre national des entreprises, témoignent des progrès enregistrés en Tunisie », poursuit-il.

Ce dernier évoque également l’expérience positive de la plateforme EVAX, lancée pendant la pandémie de Covid-19.

Cependant, Anis Wahabi met en garde contre une complaisance excessive dans la digitalisation, soulignant que le véritable défi réside dans la transformation digitale. La transformation digitale de l’administration publique, également appelée e-gouvernement ou gouvernement électronique, se réfère à l’ensemble des initiatives visant à intégrer les technologies de l’information et de la communication (TIC) dans les processus, les opérations et les services des organismes gouvernementaux. L’objectif principal de cette transformation est d’améliorer l’efficacité, la transparence, la réactivité et la prestation de services publics de haute qualité aux citoyens, aux entreprises et aux autres entités.

« Cette transformation digitale nécessite une institutionnalisation formelle à travers des textes de lois pour accepter la gestion directe en ligne de documents et de procédures. Culturellement, il est aussi important de faire entrer ces pratiques dans les mœurs », nous dit-il.

Les fondations à poser pour réussir la digitalisation

Le premier défi évoqué par Mounir Ghazali, associé à EY Consulting, est l’interopérabilité des systèmes informatiques de l’État. « Actuellement, ces systèmes ne communiquent pas entre eux », nous dit-il. Il a souligné le concept de « Ask once », où les administrations ne demandent certains documents qu’une seule fois, favorisé par l’interopérabilité des systèmes, une pratique adoptée avec succès par de nombreux pays dans le monde.

Un autre chantier concerne la mise en place d’un identifiant unique pour garantir l’identité des citoyens, pouvant résoudre des questions telles que la légalisation des signatures.

Ghazali a également abordé le problème persistant de la connectivité et de la fracture numérique en Tunisie, soulignant que malgré des progrès, l’analphabétisme numérique reste un défi.

En ce qui concerne les bases de données, leur disponibilité limitée en Tunisie est un obstacle majeur. Ghazali préconise leur informatisation et leur transformation en bases de données dynamiques et évolutives, soulignant particulièrement le manque de données dans des domaines clés tels que l’adressage et le secteur foncier.

« Ces aspects constituent les piliers nécessaires à la construction d’un paysage numérique en Tunisie. Une fois ces bases établies, la mise en œuvre de la digitalisation des services publics devient plus accessible », indique-t-il.

Digitaliser les « évènements de vie »

Ghazali a souligné l’importance de prioriser la digitalisation des événements de vie importants pour les citoyens, tels que la naissance, le mariage, le divorce, la scolarisation des enfants ou encore l’aide sociale. « Ces événements représentent environ 90% des interactions avec l’administration publique et peuvent avoir un impact significatif sur la satisfaction des citoyens ».

Il a noté que jusqu’en 2018, le numérique n’était pas une priorité pour l’administration tunisienne en raison de préoccupations politiques et économiques. « Cependant, depuis lors, une stratégie à l’horizon 2025 a été mise en place, avec des projets tels que l’interopérabilité et l’identifiant unique actuellement en cours ».

Lutter contre la corruption et les activités informelles

En plus de ces avantages, Anis Wahabi souligne que la transformation digitale joue un rôle crucial dans la lutte contre la corruption. « La dématérialisation des processus réduit les opportunités de corruption liées aux transactions et accroît la transparence dans la gestion des fonds publics. Les plateformes numériques permettent un suivi plus précis des transactions, renforçant ainsi les mécanismes de responsabilisation et minimisant les risques de détournement de fonds », nous dit-il.

Cette évolution favorise également la traçabilité des opérations gouvernementales, rendant plus difficile la dissimulation des activités illicites. Les données numériques permettent aux autorités de détecter plus rapidement les comportements suspects, renforçant ainsi les efforts de prévention et d’éradication de la corruption au sein de l’administration publique.

Appuyer la volonté politique

Mounir Ghazali a souligné les défis auxquels l’administration est confrontée pour la résiliation de la digitalisation des services publics, notamment le turn-over des ingénieurs informatiques et leur fuite vers l’étranger. D’où la nécessité d’une collaboration public/privé pour accélérer cette transition, qui se pose aujourd’hui comme étant une obligation et non plus un choix.

« La gestion de la chose publique est devenue trop complexe pour se passer de la digitalisation », ajoute Ghazali.

« Une véritable volonté politique, avec un portage ou sponsoring politique, est essentielle pour garantir le succès de projets de cette envergure. Or, actuellement il y a un manque d’engagement politique dans l’agenda gouvernemental », conclu-t-il. 

Wissal Ayadi