Tunisie : La Dissolution du Parlement par Kaïs Saïed analysée par un juriste et un politologue !

31-03-2022

Depuis l’annonce de la dissolution du parlement par Kaïs Saïed, hier soir, mercredi  30 Mars, la Tunisie est véritablement entrée dans une nouvelle ère politique venant compliquer davantage une situation déjà complexe.

Le chef de l’Etat a justifié cette décision par la « préservation de l’Etat, des institutions et du peuple », en invoquant l’article 72 de la Constitution. Celui-ci stipule que « le Président de la République est le chef de l’Etat, symbole de son unité, il garantit son indépendance et sa continuité et il veille au respect de la Constitution Â».

Une réponse à la séance plénière organisée par 116 députés gelés, que Saïed a qualifiée de « tentative de coup d’Etat avorté et de complot contre la sécurité intérieure et extérieure de l’Etat Â».

Cette annonce a provoqué un véritable raz-de-marée au sein de la classe politique. L’appel à des élections législatives anticipées dans un délai de trois mois, comme le stipule la loi fondamentale, se fait pressant.

Constitutionnel ou non ?

Kaïs Saïed aurait-il changé d’avis sur la question de la dissolution du parlement ? En effet, 72h plus tôt, le chef de l’Etat avait pourtant rappelé qu’il ne pouvait pas dissoudre l’assemblée en raison de l’absence d’un texte constitutionnel régissant cette décision. Ce qui nous pousse à nous questionner sur la réelle assise constitutionnelle sur laquelle repose cette décision.

Selon Amine Thabet, juriste et professeur de droit public à la Faculté des Sciences Juridiques de Tunis, la Tunisie est en réalité entrée dans un « Etat de fait ».

« Le 22 septembre dernier Kaïs Saïed a suspendu toute la Constitution en maintenant seulement le préambule et les deux premiers chapitres et en faisant paraître le fameux décret 117. Dans ce même décret, il est stipulé que ce qui a été suspendu peut être applicable si cela ne contredit pas les mesures exceptionnelles qui régissent l’Etat d’exception. Reste a savoir maintenant si la dissolution du parlement est une mesure exceptionnelle ou non. Aujourd’hui, elle intervient dans un cas de besoin. Sauf que maintenant on ne sait plus quelles sont les mesures exceptionnelles car il semble ajouter des décrets selon ses humeurs. Nous ne sommes plus dans le droit, nous sommes dans un Etat de fait. Il se base sur la constitution quand il le souhaite, selon le besoin et l’opportunité politique. Donc cela ne correspond plus à aucune logique de droit », nous dit-il.

En effet, de nombreux constitutionnalistes qui ont donné leur avis sur la question dans les médias ces dernières heures s’accordent à dire que l’invocation de cet article ne régit en rien la dissolution du Parlement.

Pour le politologue Hamza Meddeb, le Président de la république est sélectif dans l’utilisation de la Constitution. « Il a désactivé les 2/3 de la Constitution et a installé le décret 117 dans une position supra-constituionnelle. Et quand on regarde de plus près l’article 72, finalement il n’y a rien qui fait référence à la dissolution du parlement. C’est un article vague et large et le président  se positionne en juge et partie et en fait une interprétation qui est à la limite abusive », explique Meddeb.

La Constitution : fiction ou réalité ?

Avec cette décision de dissolution du Parlement et l’invocation de l’article 72 d’une constitution en principe suspendue, la situation politique de la Tunisie est loin de s’être éclaircie. En effet, elle ,ne fait que complexifier le scénario que Kaïs Saïed était en train de dessiner pour l’avenir du pays à travers sa fameuse feuille de route.

«  A force de faire des bricolages constitutionnels au gré des circonstances, Kaïs Saïed remet en question sa propre légitimité. L’une des conséquences de cet imbroglio, c’est que si on continue à se référer à la constitution pour organiser des élections législatives, alors le scrutin devra être organisé dans un délais de 45 à 90 jours ou alors le président poursuivra son plan avec son propre agenda politique et de nouveau abandonner les textes constitutionnels », déplore Hamza Meddeb.

Ainsi, un choix cornélien s’impose pour le chef de l’Etat. Soit il continue d’invoquer la Constitution et poursuit sa feuille de route, soit il perd la main sur sa feuille de route et remet en cause sa propre légitimité. « Le risque majeur est que la constitution devienne une fiction c’est à dire l’indiscernabilité du réel. On ne saura plus vraiment ce que vaut le texte suprême », analyse le politologue.

Un rapport de forces sur le dos de la Constitution

Hamza Meddeb insiste sur le fait que le principe de gel du Parlement n’est pas constitutionnel. « Il faut rappeler qu’aucun texte de la Constitution ne parle de gel des activités parlementaires. Kaïs Saïed a aussi fait une interprétation abusive de l’article 80 en l’absence d’une Cour constitutionnelle. Certes, l’article 80 donne les pleins pouvoirs au chef de l’Etat mais en échange du respect du statut quo institutionnel et constitutionnel », explique l’expert.

Il n’est pas étrange de penser que la décision de l’ARP d’organiser une séance plénière malgré le gel de ses activités n’était pas sans l’intention de pousser le président à dissoudre l’Assemblée. De plus, de nombreux députés issus de la majorité parlementaire appellent depuis plusieurs semaines  à l’organisation d’élections législatives anticipées.

« L’action du parlement et de cette plénière qui s’est tenue avec la participation de 116 députés, montre qu’une large partie du parlement considère que poursuivre avec ce gel des activités parlementaires n’a pas de sens. En organisant cette plénière et en abrogeant le décret 117, le Parlement voulait en réalité revenir à la lettre de la Constitution de 2014 pour mettre fin à l’Etat d’exception avec toutes les conséquences qui s’en suivent. Car revenir à la lettre de la Constitution de 2014, c’est mettre à l’eau la feuille de route politique de Kaïs Saïed; c’est-à-dire plus de référendum et des élections législatives anticipées. Ce qui montre que nous sommes en plein dans le rapport de force politique que l’on drape par des textes constitutionnels», nous dit Hamza Meddeb.

Passage en force

A situation d’exception, mesures d’exceptions. Au soir du 25 juillet, Kaïs Saïed avait l’appui populaire. Alors la question est de savoir pourquoi n’a-t-il pas engagé la dissolution du parlement à ce moment là ?

Selon Meddeb, le chef de l’Etat a voulu faire un passage en force. « Le 25 juillet il avait le soutien d’une partie de la classe politique, de l’UGTT et d’une pan de l’opinion publique. Et depuis il n’a fait que perdre ces soutiens. Il a opéré un bricolage entre la constitution et le décret 117 pour décider et sans consulter personne de l’avenir du pays. Il a voulu maintenir l’Etat d’exception pendant un an et demi sans l’adosser à un minimum de consultation afin de consolider ses bases et assoir sa légitimité ».

En somme, en décidant seul de l’avenir du pays, et en mettant à l’écart les forces politiques, sociales, syndicales, il ne s’est pas donné les moyens de construire un processus inclusif pour pallier à cette manipulation de la Constitution.

Plus de Parlement…et après?

D’après le texte suprême, l’absence du Parlement engage la nécessité d’organiser des élections législatives anticipées et ce dans un délais allant de 45 à 90 jours. Or, dans son discours sur la dissolution de l’ARP, Kaïs Saïed n’a donné aucune indication, ni direction pour la suite. Un blocage qui risque de fragiliser davantage le président et complexifier une situation politique déjà fragile, instable. et surtout floue.

« Dans son allocution sur la dissolution du Parlement, le président n’a pas parlé de la suite… La commission chargée d’analyser les résultats de la consultation nationale n’a pas encore été formée, aucune information n’a été donnée quant à l’organisation du référendum. Est-ce que ce sera l’ISIE qui s’en chargera. Or, l’ISIE a besoin d’avoir le texte qui va régir ce scrutin deux mois avant sa tenue, soit à la fin du mois de mai…là encore rien n’a été dit », s’interroge Hamza Meddeb.

Aujourd’hui, la Tunisie est bel et bien entrée dans une nouvelle donne politique. Il semble que l’avenir du pays sera décidé en fonction des rapports de force intérieurs et extérieurs. La nation nage encore en pleine incertitude, n’arrangeant rien du quotidien des Tunisiens qui s’inquiète de plus en plus de la baisse inexorable de son pouvoir d’achat.

« On doit attendre les réactions des différentes forces politiques, de l’UGTT qui devient de plus en plus agressive et préoccupée par la situation économique et financière du pays, et l’avis des partenaires internationaux », affirme Meddeb. Des partenaires internationaux qui n’ont pas manqué de rappeler à plusieurs reprises la nécessité d’un retour à la normal des institutions afin de garantir la transition et les acquis démocratiques.

« Si le président n’organise pas un dialogue national demandé par la majorité des partis politiques, il vaudrait mieux aller vers des élections législatives partielles anticipées, et laisser le peuple s’exprimer à travers le vote Â», conclut Hamza Meddeb.

Wissal Ayadi