Tunisie : Consommation de drogue et addiction chez les femmes, des révélations choquantes !

03-03-2023

La prise de drogues est historiquement un phénomène majoritairement masculin. Mais elle se répand considérablement chez les femmes. Et dans ce domaine, la Tunisie n’est pas en reste.

Un fléau, qui s’est accentué ces dernières années en raison, d’abord, de l’accès facile aux drogues, mais également des tensions économiques et sociales qui sévissent dans le pays ; la consommation de drogue se proposant comme une sorte d’échappatoire aux difficultés de la vie.

Plus encore, contrairement à l’idée que l’on peut se faire du genre dans la consommation de drogues, les femmes consomment tous types et toutes formes de substances psycho-actives (tabac, alcool, drogues…)  qui ont une action directe sur le cerveau .

Au vu de la hausse du nombre des Tunisiennes victimes d’addiction, un hôpital de jour dédié à les accueillir et à leur offrir la prise en charge appropriée verra le jour le 8 mars prochain au sein du Centre hospitalo-universitaire Razi, à La Manouba.

Pour faire le point sur ce phénomène grandissant, nous nous sommes adressées au Dr Faten Driss, tabacologue-addictologue au CHU Razi et membre du bureau de la Société Tunisienne d’Addictologie (STADD).

Quelques chiffres

En Tunisie, les études sur la prévalence de consommation de drogue chez les femmes n’existent que très peu. En effet, les seuls chiffres officiels proviennent de l’enquête nationale en milieu scolaire (MedSPAD III Tunisie 2021).

« En Tunisie, nous n’avons pas de registre national sur la prévalence de la consommation des drogues, ou de substances psychoactives en général », nous dit Dr Faten Driss.

La Société Tunisienne d’Addictologie, appelle à cet égard à la mise en place d’un Observatoire National des drogues et des addictions qui sont devenus un vrai fléau pour notre société.

La Tunisie en est à la troisième enquête MedSpad, et le moins que l’on puisse dire est que les résultats sont très inquiétants. En Tunisie la consommation de tabac, alcool, cannabis, ecstasy, médicaments sans ordonnances… connait une augmentation exponentielle, avec recours aussi à la cocaïne et l’héroïne chez les adolescents. Alors que dire de la consommation des adultes ?

Ainsi, selon l’étude 34,5% des adolescents avouent avoir consommé au moins une fois du tabac, 8,8% de l’alcool, 6,9% du cannabis, 0,4 à 0,6%  de l’héroïne ou de la Cocaïne. La prise de  Subutex est quant à elle situé à 0,7% !

« Contrairement à l’imaginaire collectif, la consommation chez les filles adolescentes n’est pas forcément moindre que chez les jeunes garçons. Par exemple, la consommation de Subutex est plus élevée chez les filles (0,71%) que chez les garçons (0,62%) , de même pour les médicaments anxiolytiques  (9,6% chez les filles contre 6,3% chez les garçons) », affirme l’addictologue.

Plusieurs données confirment cette prévalence tunisienne pour la prise des médicaments sans ordonnances, avec en tête de file les somnifères, les « calmants », les antalgiques, menant tous à l’addiction . Plus particulièrement, les femmes ont tendance à consommer des psychotropes, que l’on appelle plus communément en Tunisien « dwéyet la3sab », plus que d’autres substances.

« Ce sont des substances plus accessibles, qu’on peut trouver facilement à tous les coins de rue, parfois même chez l’épicier du coin, sans parler du marché noir. Nous avons de grandes quantités de médicaments qui nous proviennent d’Algérie et de Libye à travers la contrebande notamment. Par ailleurs, ils coutent beaucoup moins cher que les autres drogues. Pour 2DT on peut avoir un comprimé pour se retrouver avec des effets plus graves que la consommation dautres drogues et avec une addiction parfois plus difficile à sevrer», ajoute Dr Driss.

Autre phénomène de santé publique alarmant, la consommation de drogues injectables avec en plus de leurs complications toxiques, cardio-vasculaire, des conduites à risque exposant aux VIH, virus des hépatites B et C , tous en baisse partout dans le monde, paradoxalement à une flambée continue en Tunisie. En 2019, le tiers de ces consommateurs est atteint d’Hépatite C, et près de la moitié de la tranche des 20-24 ans sont HIV positifs.

« Parmi les femmes qui s’injectent, la prévalence de l’atteinte par le VIH (Sida) ou l’hépatite C, sont plus élevées que chez les travailleuses du sexe. Ces dernières étant prises en charge médicalement et socialement à travers à un système bien réglementé, contrairement aux lacunes de la prise en charge des addictions », nous confie la spécialiste.

Autre chiffre marquant, celui de la proportion de détenues pour des faits liés à l’usage de drogue (loi 92-52) qui est de 30% de l’ensemble des prisonniers. D’après la dernière étude réalisée en 2014 en Tunisie, sur 656 femmes emprisonnées, 124 l’ont été pour usage de drogue (soit 19%). « Aujourd’hui ce chiffre doit être bien au delà », souligne le Dr Faten Driss.

Ainsi, la consommation de drogue s’impose comme étant la deuxième cause d’incarcération chez les femmes après le vol.

La femme, physiologiquement différente : prédisposition, besoins différents…

A cet égard, l’addictologue souligne que les femmes qui abusent des substances disposent d’une vulnérabilité génétique qui les prédisposent à consommer, mais aussi à avoir une trajectoire plus rapide que les hommes vers l’addiction. Une évolution précipitée qui résulte d’autres facteurs spécifiques à cette population féminine.

L’addiction est souvent liée à des traits de personnalité. Autrement dit, une femme qui souffre de  problèmes psychiatriques, tels que la dépression et l’anxiété à plus de risque de s’initier à la  consommation et de tomber dans laddiction. Et l’inverse également, puisque la prise de certaines substances psycho-actives provoquent des symptômes dépressifs, des états de stress …

« Certaines substances, comme le cannabis, dont les effets sont sous-estimés, peuvent même  conduire les consommateurs vers la schizophrénie », nous dit le Dr Faten Driss.

Cette dernière indique également que mises à part les complications psychiatriques, les femmes qui consomment ont statistiquement plus de probabilités de mourir d’une overdose,  ou de procéder à des tentatives de suicide et autres complications, l’amenant à consulter aux urgences.

« Pour résumer, une femme avec des conduites addictives  risque non seulement statistiquement plus que les hommes de souffrir de problèmes médicaux graves, touchant notamment à la santé mentale, mais présente en plus des difficultés de sevrage et plus de risques de rechute », ajoute-elle.

Crise économique, charge mentale et matérielle: des facteurs de risque pour l’addiction chez la femme

La consommation est en train d’évoluer de manière exponentielle en Tunisie à cause des difficultés économiques et sociales dont souffrent de nombreux Tunisiens.

La consommation chez les femmes en Tunisie peut être motivée par plusieurs facteurs tels que la pression sociale,  le stress,  les états émotionnels intenses, une situation de détresse économique ou sociale (chômage, divorce…)  ou encore et surtout les psycho-traumatismes notamment pendant l’enfance (maltraitance, abus, inceste, décès des parents…),

Selon le Dr Driss, si les femmes consomment de plus en plus c’est entre autres parce qu’elles sont en train de subir de manière plus importante les contraintes socio-économiques. « Dans la famille, les responsabilités sont en train de se féminiser, augmentant ainsi la charge mentale et matérielle de la femme ».

Ce qui pourrait aussi  pousser  les femmes à consommer des drogues sont les situations traumatisantes avec des conséquences psychiques importantes, comme les violences conjugales, un viol, un deuil difficile à vivre, un divorce pénible et traumatisant…

« Parmi mes patientes,  au moins 3 cas ont commencé à consommer  la drogue suite à un acte d’inceste ou de viol », nous rapporte Dr Faten Driss.

Par ailleurs, Dr Faten Driss nous rappelle également que l’addiction est une maladie qui dépasse toutes les limites, n’épargnant ainsi aucune classe sociale, ou niveau intellectuel.

« Il faut toujours se rappeler quon nest jamais à labri de laddiction, ça narrive pas quaux autres. Comme toutes les maladies, elle peut toucher tout le monde. La seule différence c’est la qualité de la substance consommée. En Tunisie, il y en a pour toutes les bourses. Comme il existe la Cocaïne pure à 350DT le gramme, il y a également la cocaïne du pauvre qu’on appel le Crack. On est en train, malheureusement d’assister à la démocratisation de la consommation », déplore l’addictologue.

La stigmatisation, cette souffrance qui donne l’inégalité des soins

Dr Faten Driss, souligne qu’une personne qui succombe à l’addiction est une personne malade qui souffre des conséquences de cette maladie grave ; mais qui  n’est pas au jour d’aujourd’hui traitées en tant que tel dans notre pays.

Elle explique par ailleurs que la vulnérabilité de la population féminine est double car elle est liée au problème de consommation en soi (tout comme pour les hommes) mais elle est en plus  liée à la vulnérabilité relative au genre. Victimes de cette double stigmatisation, la consommation de ces femmes est si mal perçue par notre société que l’on considère qu’elle ne mérite pas des soins comme toute autre pathologie.

 En Tunisie, la consommation de drogue chez la gente féminine demeure encore aujourd’hui un grand tabou. Il s’agit en effet, d’une situation difficile à assumer par les consommatrices et leur entourage, qui ne réalise pas souvent la réalité de cette maladie. On trouvera toujours beaucoup plus d’excuses à un homme, plutôt qu’à une femme. Elle sera toujours considérée comme responsable de son addiction.

Selon Dr Faten Driss « Les femmes toxicomanes sont stigmatisées,  rejetées, appréhendées car perçues comme des personnes dangereuses ayant des tendances criminelles. Elles sont exclues socialement car considérées comme un fardeau pour la société et une honte pour leurs familles. Quand bien  même elles sont en forte proportion, elles vivent leur consommation dans la honte et la peur d’être dévoilées ; certaines d’entre elles viennent même consulter en portant le Niqab, de peur d’être reconnues, vivant dans une perpétuelle terreur.  Si ce lourd secret venait à être divulgué, ça leur couteraient leur réputation, perçues carrément comme volages, délinquantes, leur mariage, la perte de la garde de leurs enfants et les exposeraient au risque d’agressions, de lynchage… Au service d’addictologie de l’hôpital Razi j’ai même vu des patients hommes qui venant consulter pour leur addiction faire des remarques désobligeantes à des femmes qui venaient consulter pour le même motif», nous confie laddictologue.

« Accusée de tous les noms : toxicomane non repentie, prostituée, mauvaise mère ou mauvaise épouse car dans l’opinion publique tunisienne, la consommation de drogue ne va pas de pair avec la féminité. Cela va même jusqu’à les inciter à se faire avorter, considérant qu’elles ne méritent pas d’être maman, ni d’élever un enfant ou de les conduire à l’auto-stigmatisation »,  poursuit-elle.

Par ailleurs, ces femmes auront des besoins spécifiques au moment de leur grossesse, pour leur statut de mère qu’elles vivront dans la culpabilité avec un retentissement sur la stabilité de leurs enfants (troubles du développement, du comportement, émotionnels avec difficultés scolaires).

Déjà hésitantes pour aller se faire soigner, ces femmes sont confrontées à une inégalité d’accès aux soins.

« La femme consommatrice subit des pressions, et des préjugés même de la part du personnel de santé qui n’est pas assez formé pour la prise en charge en addictologie. Quand elles consultent aux urgences, elles se heurtent au regard que leur porte le personnel, qui aurait été différent si c’était un homme, considérées dangereuses, manipulatrices, cherchant à avoir une prescription de psychotropes, loin de chercher à se faire soigner», note notre interlocutrice.

« La prise en charge des addictions en Tunisie punies par la loi 52, étant encore basée sur des approches répressives, font que beaucoup de femmes sont réticentes à aller consulter de peur d’être démasquées et de se faire emprisonner », affirme le Dr Faten Driss.

Par ailleurs, sans qualification en addictologie, on utilise des méthodes construites sur le choc, sur la peur, qui sont non seulement inefficaces mais qui provoquent même un effet contraire sur la patiente ».

Ceci est renforcé par les recommandations de l’OMS et de l’ONUDC qui insistent que la prise en charge des addictions, y compris la prévention, ne s’improvise pas.

Ainsi face à ces besoins spécifiques à l’addiction féminine et aux difficultés d’accès aux soins, l’hôpital de jour, dédié aux femmes victimes d’addiction, qui ouvrira tout prochainement ses portes au CHU Razi, apparait comme une vraie issue de secours pour ces corps vulnérables en souffrance qui souhaitent et méritent d’en finir avec ce fléau qui ronge notre société. Nous y reviendrons dans un prochain reportage.

Wissal Ayadi