La crise libyenne est à trois étages, et la Tunisie a un rôle à jouer (Moncef Ouannes)

07-01-2020

L’enlisement de la Libye dans une guerre civile qui dure depuis presque 10 ans et l’escalade des tensions au Moyen-Orient entre les Etats-Unis et l’Iran déstabilisent de plus en plus l’équilibre géopolitique de la région. Certains parlent même de IIIème Guerre Mondiale. Afin de comprendre et d’analyser les tenants et aboutissants de cette situation critique, GnetNews a demandé l’avis de Moncef Ouannes, Universitaire et Directeur général du CERES (Centre d’Etudes et de Recherches Economiques et Sociales).

Pourriez-vous nous livrer une analyse de la situation en Libye ?
La crise libyenne est née depuis le 17 février 2011 et elle est internationalisée. Elle n’est pas le seul produit du mécontentement social et économique des Libyens. C’est au contraire une situation internationalisée, programmée et planifiée par des acteurs internationaux qui ont exploité la pauvreté, la mauvaise répartition des richesses, la mauvaise gouvernance des ressources du pays pour qu’il y ait un changement politique.

Aujourd’hui, la communauté internationale reconnaît le Gouvernement d’union nationale (GNA) comme étant légitime en Libye. Pourtant en sous-main , certains Etats soutiennent le Général Haftar. Pouvez-vous nous expliquer cette situation ?
Quand on est en situation de guerre civile, on ne parle plus de légitimité. Il faut plutôt parler de rapports de force. Ce n’est pas une crise libyenne et sa solution n’est pas entre les mains des Libyens. Nous sommes en face de mains d’œuvre militaires qui travaillent au profit de puissances locales et grandes puissances. Ce qui se passe aujourd’hui en Libye est une continuité d’une grande crise, d’une crise complexe, structurelle et profonde qui est guidée par l’extérieur.

Quels sont les enjeux majeurs de cette guerre ?
Cette crise n’a pas pu quitter la dimension internationale. Une crise qui est restée entre les mains d’acteurs internationaux qui ont leur vision de l’avenir de la Libye, leur vision des richesses nationales libyennes et surtout du grand projet de la reconstruction de la Libye qui s’élève à plus de 200 milliards de dollars. Ces trois dimensions sont complémentaires, enchevêtrées et indissociables.

C’est une crise qui est construite sous la forme d’un immeuble avec trois étages. D’abord il y a les deux grandes puissances qui sont la Russie et les Etats-Unis. Nous avons au second étage, deux camps militaires et politiques qui sont les Emirats Arabes Unis, l’Egypte, la France d’une part et d’autre part le Qatar et la Turquie. Le troisième étage est celui de Haftar et Sarraj.

Pour trouver une solution, il faut d’abord regrouper les deux grandes puissances, la Russie et les Etats-Unis et remobiliser l’Egypte, la France, les Emirats, le Qatar et la Turquie.

Sarraj et Haftar  sont, de leur côté, dépassés et n’ont pas de possibilité de trouver une solution politique. Ils n’ont aucun poids sur le plan réel et obéissent aux ordres internationaux. Ils sont obligés d’obéir car il y a des intérêts que les puissances extérieures défendent.

En somme, s’il n’y a pas d’accord entre la Russie et les Etats-Unis d’une part et entre la Turquie , le Qatar, les Emirats, l’Egypte et la France d’autre part, on ne peut pas parler de solution politique en Libye.

Quelle est la place de la Tunisie dans ce conflit libyen ?
C’est un conflit internationalisé, la Tunisie ne peut pas faire grand-chose. Si elle a été écartée de la Conférence de Berlin, c’est parce qu’elle est faible économiquement et ne peut donc rien négocier sur le plan diplomatique.

Il y a deux dimensions qu’il faudrait prioriser en Tunisie. Il faut d’abord immuniser la maison Tunisie de l’intérieur. C’est à dire fournir tous les moyens et les ressources pour que la Tunisie puisse résister aux effets pervers et nocifs de cette grande crise.  

Ensuite, il faut créer un environnement de concertation et de dialogue entre les pays concernés directement. La Tunisie peut par exemple appeler à une conférence internationale qui regroupe : La Russie, les Etats-Unis, l’Egypte, la France, le Qatar, la Turquie, les Nations Unis et voir les possibilités réelles de solution. Je ne vois pas cet empressement politique de la part des Etats-Unis quant à la résolution de cette crise. Le pétrole est entre leurs mains, la reconstruction sera aussi entre leurs mains, donc rien ne les presse.

En ce qui concerne les tensions grandissantes entre Les Etats-unis et l’Iran, certains parlent de troisième guerre mondiale. Peut-on s’attendre à une escalade de ce conflit ?
Il n’y aura pas de guerre entre les USA et l’Iran car la sécurisation d’Israël est une priorité absolue pour l’administration américaine. Cette administration sait qu’en cas d’affrontement avec l’Iran, Israël paiera la facture très lourde et sera, en partie, détruite par les missiles iraniens.

L’assassinat du Général Soleimani est une réplique américaine aux manœuvres entre la Chine, la Russie et l’Iran. C’est une manière de montrer que les Etats-unis sont présents et qu’ils peuvent faire du mal. C’est une réponse localisée, préméditée, voulue et calculée.

Pensez-vous que Donald Trump peut aller au bout de ses menaces, notamment en ce qui concerne les sites culturels ?
Le fait de menacer les sites culturels, on peut considérer cela comme étant le style de Donald Trump. Un style qu’on peut qualifier d’anarchiste, désordonné, mal conçu, mal présenté qui intervient à quelques mois des élections américaines. Mais cela ne dépassera pas le stade des menaces. 

L’Europe semble avoir du mal à prendre position dans ce conflit. A quoi cela est-il du ?
Avec la mort du Général de Gaulle et la fin du Gaullisme avec Jacques Chirac, l’Union Européenne a beaucoup perdu de sa crédibilité, de sa force, de sa présence stratégique dans le monde. Et l’avènement de Donald Trump n’a fait que renforcer un recul politique qui existait déjà. Ce recul est dû aux crises intérieures. Ce sont des pays qui n’ont presque plus les moyens de la force politique et de la diplomatie. Lorsqu’on est faible économiquement de l’intérieur, on ne peut pas négocier avec force sur le plan géopolitique et géostratégique.

D’ailleurs, le discours d’Emmanuel Macron sur la « mort clinique » de l’OTAN est une déclaration très révélatrice de crises intérieures profondes au sein de l’UE. Lorsqu’on est affaibli par une économie faible, on ne peut pas négocier convenablement.

L’économie est faite pour faire la guerre et pour négocier la politique. Celui qui veut faire la guerre ou veut faire de la politique doit tout d’abord commencer par immuniser son économie et la renforcer.

Propos recueillis par Wissal Ayadi et Emna Bhira