La notion du mérite peu appliquée en Tunisie, d’où la corruption et l’absence de bonne gouvernance

07-02-2024

La méritocratie, un concept louable qui devrait guider l’ascension professionnelle et sociale en se basant sur le mérite et la compétence, soulève des interrogations en Tunisie.

Dans un pays où la bonne gouvernance est essentielle pour surmonter les défis socio-économiques, il est crucial d’analyser la place réelle accordée au mérite, notamment dans le monde du travail, que ce soit dans le public ou dans le privé.

Qu’est-ce que la méritocratie ?

La méritocratie est un concept social et politique qui repose sur l’idée que l’ascension sociale et professionnelle des individus devrait être déterminée par leurs mérites, compétences, talents et accomplissements plutôt que par des critères tels que la naissance, la classe sociale, la richesse ou d’autres facteurs non liés à la capacité individuelle. « En théorie, dans une société méritocratique, les individus devraient avoir des opportunités égales pour atteindre des positions de pouvoir et de responsabilité en fonction de leur mérite personnel plutôt que d’autres considérations », nous explique Walid Omri, sociologue.

Cependant, dans la pratique, la réalisation de la méritocratie peut être influencée par divers facteurs socioculturels et économiques. « En Tunisie on peut trouver des gens qui sont issus de milieux défavorisés, ayant réussi grâce à leurs compétences mais on va aussi trouver des personnes qui sont déjà dotées d’un capital économique qui se transmet de générations génération mais qui n’est pas forcément transmis sur la base du mérite », ajoute-t-il. C’est ce que l’on appelle la société ou l’économie de rente, très caractéristique de la société tunisienne.

Le mérite dans l’administration publique : Mythe ou réalité ?

L’idée persistante selon laquelle les compétents et les surdiplômés sont écartés dans l’administration et la fonction publique soulève des préoccupations. Certains avancent que cette tendance est un obstacle majeur à la mise en place d’une gestion efficace et transparente.

Pourtant, le mérite devrait être le pivot sur lequel repose la bonne gouvernance. Dans un contexte tunisien marqué par des problèmes de corruption et de malversation, la question de la compétence devient d’autant plus cruciale. La nécessité de rompre avec les pratiques basées sur le népotisme et les affiliations politiques est impérative pour instaurer une administration publique véritablement efficace et intègre.

Dans les faits, le mérite dans le secteur public n’est pas vraiment appliqué. Ahmed, ancien employé dans une entreprise publique nous explique qu’en réalité les promotions à des postes plus importants sont uniquement basés sur l’ancienneté. « Il existe ce qu’on appelle un tableau de fonction qui détermine les personnes qui pourront prétendre à des postes à responsabilité en se basant sur l’ancienneté. Par exemple, pour devenir chef de service il faut attendre au moins 3 ans avant de pouvoir accéder au concours. Dans ce même concours, seuls 50% des postulants pourront être promus. Ainsi, le reste des personnes devront patienter le prochain concours pour espérer une promotion ».

De ce fait, il faut comprendre la fonction publique a complètement tué la notion de mérite, d’où l’imaginaire collectif qui dit qu’un employé dans le public est un « karkar ». En effet à quoi sert-il de se tuer au travail, de montrer ses compétences, si les promotions ne se font que sur la base de l’ancienneté…Chacun attend donc son tour sans se fixer d’objectifs…

De son côté Ahmed a décidé de quitter la fonction publique en raison de ce plafond de verre. « J’ai été chef de service mais je ne pouvais pas accéder au poste de directeur dans le département où j’étais, car il aurai fallu que j’attende que la personne parte à le retraite ou que j’aille dans un autre département. J’ai donc postulé pour un poste de directeur dans le privé et je n’ai eu aucun mal à me faire recruter », nous confie-t-il.

Le secteur privé : Le copinage plutôt que le mérite

Dans le secteur privé, la question de la méritocratie peut également être posée. La préférence pour les relations personnelles et les affiliations politiques pourrait-elle prévaloir sur les compétences réelles dans le processus de recrutement et de promotion ?

Selon Walid Omri, dans le monde de l’entreprise il y a deux types de profils. D’un côté, il y a les « DOeurs » (du vers anglais To Do), ou aussi appelé les exécuteurs qui créent la valeur et il y a les managers qui supervisent. « Généralement en Tunisie les personnes qui ont le moins de compétences font en sorte de se rapprocher au maximum des managers afin d’assurer une place privilégiée en cas de promotion tandis que les plus compétents considèreront que c’est par le travail qu’ils réussiront ». Ainsi, dans ce cas-là le principe de mérite n’est pas du tout appliqué.

« Prenons l’exemple de deux personnes ayant le même parcours scolaire, le même diplôme et sensiblement le même CV sans expérience… C’est celui qui aura le meilleur capital social qui sera recruté car il aura un réseau de connaissances plus important pour accéder à tel ou tel emploi. La pratique du copinage tue littéralement le principe de méritocratie », déplore le sociologue.

Cependant, certains observateurs notent des signes de changement. « Des entreprises émergentes semblent adopter une approche axée sur le mérite et la nouvelle notion de « soft skills », reconnaissant que la compétence est un moteur essentiel de la croissance économique. Ces entreprises cherchent à attirer et à retenir les meilleurs talents, défiant ainsi la supposée réticence envers les compétences avancées », poursuit Walid Omri.

L’éducation et la mobilité sociale

L’accès à une éducation de qualité est un élément central de la méritocratie. Cependant, malgré des avancées, des disparités persistent dans l’accès à l’éducation, créant des inégalités de départ. Les opportunités de mobilité sociale peuvent être limitées pour ceux qui n’ont pas accès à une éducation adéquate, mettant ainsi en question la véritable équité du système. « Une étude a été réalisé sur l’accès à l’emploi dans le monde arabe sur les critères de l’origine sociale. Les résultats ont montré, que malgré les mêmes compétences, les personnes qui sont issues de familles instruites accèdent à leur premier emploi plus rapidement que ceux issus de milieux sociaux plus fragiles », souligne Omri.

Enfin, il est également important de rappeler que la méritocratie est étroitement liée à la gouvernance efficace. En Tunisie, les problèmes de corruption demeurent encore un défi persistant. La mise en œuvre de pratiques méritocratiques sont souvent entravées par des structures institutionnelles corrompues, créant un cercle vicieux difficile à rompre. Ainsi, la Tunisie se trouve à un carrefour crucial où les choix en matière de méritocratie influenceront directement son développement socio-économique. Il est temps de reconnaître que le mérite, la compétence et l’intégrité sont des atouts indispensables pour bâtir un avenir prospère et équitable.

Wissal Ayadi