Tunisie : Le livre a-t-il encore une place, face au foisonnement des supports numériques ? (Reportage)

10-10-2022

Le livre pour la plupart des Tunisiens, est considéré comme du matériel scolaire qu’on oublie une fois les études terminées. Cependant, les libraires s’adressent plutôt à une clientèle très limitée, une niche d’intellectuels amoureux du livre. Dans un pays qui compte 423 bibliothèques réparties sur différents gouvernorats, les Tunisiens lisent moins d’un livre par an, selon les chiffres publiés par Emrohd consulting en 2018. Le plus inquiétant, c’est le taux d’analphabétisme qui a augmenté ces dix dernières années de 14% à 17.9%, soit 2 millions d’analphabètes en 2022, a indiqué le centre national de l’enseignement des adultes. Ce chiffre concernerait aussi les jeunes, ayant abandonné l’école dont le nombre a atteint les 109 000 durant l’année scolaire 2021-2022.

Pour faire face à ce fléau, et sauver ce qui peut l’être, les élèves qui tiennent à leur scolarité,  ont-ils su garder les bonnes habitudes, de lecture pendant l’été, de livres, romans, bouquins, magazines et journaux ?

Mise à part l’importance de la scolarisation de la population et des générations futures, ces statistiques suscitent la réflexion sur la place du livre dans la vie des jeunes, qui perdent de plus en plus l’intérêt pour les livres, les romans, les bouquins, les magazines et journaux.

C’est ce que nous a confirmé le propriétaire de la librairie mille-feuille (la Marsa), soulignant qu’avec l’avènement du support numérique, les smartphones, les réseaux sociaux et les jeux en ligne, Gaming…les jeunes accordent moins d’importance au rôle du livre, comme une source inépuisable d’informations, d’apprentissage linguistique, de stimulation intellectuelle, et d’enrichissement culturel.

Selon lui, les jeunes achètent moins de livres, car ils ont aussi d’autres moyens numériques plus développés pour accéder aux derniers ouvrages publiés à travers le monde, via des livres audio, et des documents téléchargés gratuitement en ligne. Ils se rendent donc rarement dans une librairie pour découvrir les dernières sorties littéraires.

Vu l’emplacement de la librairie dans ce quartier de la banlieue qui accueille les milliers d’expatriés, ces derniers représentent nos premiers clients, qui se permettent d’acheter des livres, sans trop regarder les tarifs. La petite bourgeoisie tunisienne s’autorise aussi des achats onéreux de livres. Quant aux rares jeunes qui viennent, ils demandent des livres de fiction, ou en anglais…, a ajouté le responsable de la librairie.

« Nous nous sommes rendus aussi dans une autre librairie, située dans un centre commercial de la capitale Tunis. En parlant avec la gérante, elle nous a dévoilés que la plupart de ses clients viennent en quête de fournitures scolaires avec l’approche de la rentrée. Mais ceci n’empêche pas l’existence de jeunes élèves, étudiants, diplômés ou professionnels, qui passent un bon moment à feuilleter les pages des livres, avant de tomber sur le bon et passer à la caisse. Les jeunes passionnés sont nombreux à opter pour des livres de poche, des manuels de développement personnel, ou des romans et fictions adaptées en séries télévisées, ou en films. La plupart lisent en français, mais la demande pour l’anglais est aussi remarquable. D’autres clients, demandent même des livres en allemands », nous informe-t-elle.

La lecture, le rôle des parents et de l’école

Du côté des élèves, nous nous sommes entretenus avec Eya, étudiante en droit passionnée des livres de théologie, politique et histoire. Cette jeune femme dit avoir hérité cette habitude de lire de son père. « Le fait que nous avons une bibliothèque à la maison, m’a inculqué depuis l’enfance que le livre est drastique dans notre vie. Tout compte fait, avec la difficulté de trouver du temps libre entre cours, révision et examens, j’ai opté pour les livres audio. Une nouvelle alternative qui permet de ne pas couper avec ses bonnes habitudes…J’écoute donc mes livres quand je suis en route pour la fac ou encore dans ma pause déjeuner ».

Contrairement à cette jeune lectrice, Jihène, une lycéenne qui passe son bac cette année dans une école publique de la zone d’Ariana, n’a lu aucun livre cet été. « Mes parents me conseillent toujours de lire, pour améliorer mon français, et enrichir mon vocabulaire, mais je trouve qu’il s’agit d’une pratique pénible, et ça me rappelle les cours en classe. Pour moi lire est égal à étudier, c’est-à-dire fournir de l’effort intellectuel. Et tant que je suis en vacance, je préfère me reposer mentalement, me divertir autrement…En évoquant son passetemps favori, Amina dit qu’elle fréquente ses amis dans un café, va au restaurant, ou passe des heures sur les réseaux sociaux… »

En commentant ce boycott de la lecture de la part des jeunes. Lotfi Ben Béchir, enseignant de langue française, dans un lycée d’El-Menzeh a confirmé que le manque de lecture se répercute sur leur capacité d’écrire correctement, de réussir la syntaxe de certaines phrases, ou encore de s’exprimer à l’écrit. Le problème c’est que ces jeunes comptent sur la télé pour apprendre une langue étrangère. En quelques clics seulement, ils  accèdent à une multitude d’informations rapides. D’ailleurs ces outils ont augmenté les cas de plagiat et de triche lors des examens, ce qui est un symptôme préoccupant. Délaisser la lecture peut devenir un problème à long terme même pour l’enseignant, qui sera amené à faire face à des élèves, qui ruminent les informations reçues en classe, sans pour autant être capable de critiquer, comparer, porter une réflexion, ou encore analyser un fait, un texte ou évènement…Pour eux lire, c’est pour réussir un examen, avoir des notes, et passer d’un niveau à un autre. Alors que pour réussir socialement et professionnellement, un minimum de culture générale est requis. C’est aussi la responsabilité des parents. Un enfant qui n’a aucun livre chez lui, n’y éprouvera aucun intérêt…Ils ne font que suivre leur modèle, malheureusement », a conclu l’enseignant.

Après une expérience d’une vingtaine d’années dans l’enseignement secondaire, le professeur constate que les programmes scolaires sont aussi responsables de la régression du niveau des élèves. « Les analyses de livres, et les exposés littéraires, les cours participatifs et d’échange se font de moins en moins rares, car ils ne sont plus obligatoires. Pourtant, le fait d’obliger les élèves à lire au moins 4 livres par an, est essentiel pour garantir un niveau minimum de ces enfants, et intégrer cette habitude de se rendre à la bibliothèque publique, librairies…Ce genre d’activités doivent reprendre, pour sauver ces générations « anti-livres », a-t-il recommandé. 

 

E.B