« L’instabilité en Tunisie rappelle la France sous la 4ème république » (analyste français)

30-07-2020

Michaël Béchir Ayari, analyste et spécialiste de la vie politique de la Tunisie contemporaine pour l’International Crisis Group, livre son analyse sur la crise politique en Tunisie, les raisons de l’instabilité dans le pays, et la nature du conflit entre Kaïs Saïed et Rached Ghannouchi. Dans une interview à TV5 Monde, il considère que les Tunisiens sont fatigués des jeux politiques et parlementaires stériles :

Michaël Béchir Ayari considère « Depuis 2011, neuf chefs de gouvernements se sont succédé. Les raisons de cette instabilité sont d’ordre constitutionnel et politique. Au lendemain de la chute du régime de Ben Ali (1987-2011), la nouvelle classe poltique a voulu empêcher la formation d’un pouvoir personnel dans le pays. La Constitution de 2014 semble donner un rôle important au Parlement. Et en même temps, le président a une certaine légitimité puisqu’il est élu au suffrage universel direct.

Le mode de scrutin au Parlement est proportionnel. Les auteurs de la Constitution ont voulu que le pouvoir soit dispersé et non pas concentré dans les mains d’un seul homme ou d’un seul parti. Cette philosophie de fait ne permet pas de dégager des majorités politiques claires qui puissent assurer une forme de stabilité. Qui détient le pouvoir en Tunisie ? Le Parlement ou le président ?

Cette question n’a pas été tranchée. Tout cela rend le jeu politique dépendant de la formation de coalitions, de négociations, de pactes de partage du pouvoir, ce que l’on appelle la recherche du consensus. Lorsqu’un parti s’affaiblit ou quand les rapports se tendent entre le chef du gouvernement, le Parlement ou le président, tout cela débouche sur un remaniement ou un changement de gouvernement. C’est un régime qui peut rappeler l’instabilité gouvernementale que la France a connue sous la IVeme République ( 1946-1958). Cette instabilité tient aussi au fait que les partis politiques ont du mal à concevoir des politiques publiques précises. Il n’y a pas d’accord sur des programmes ou sur une plateforme de gouvernement Â».

Sur la nature de l’opposition entre l’actuel président, Kaïs Saïed et Rached Ghannouchi, l’analyste évoque « des différences idéologiques. Ennahdha est un parti issu de l’islam politique. Il s’est construit dans l’opposition à Ben Ali. Le mouvement est proche des Frères musulmans. C’est en même temps un parti assez pragmatique par rapport aux pays dont est issue cette mouvance. Il s’est transformé en parti de gouvernement. On trouve encore une influence islamiste au sein du mouvement mais elle reste très légère. Ce n’est plus le Ennahdha de la fin des années 80. Au niveau géopolitique ce parti est favorable à l’axe Turquie-Qatar proche des Frères musulmans.

Le président de la République, Kaïs Saïed, était présenté comme un proche de Ennahdha au moment de son élection. Un parti islamiste, Karmara, avait soutenu sa campagne. C’est un homme qui a en fait plus d’affinités avec le nationalisme arabe qu’avec l’islam politique même si sur un plan personnel, c’est un homme assez conservateur. Il ne souscrit pas à la vision géopolitique de Ennahdha. C’est un homme qui n’a pas de parti. Il est dans ce que l’on appelle un ailleurs charismatique. Et en même temps, il se revendique du Printemps arabe. Il tient un discours très antiparti.

Il dénonce les jeux parlementaires qui selon lui bloquent le fonctionnement du pays. Il a une critique constante du jeu parlementaire. C’est un homme qui arrive à fédérer des forces contradictoires. Cette volonté de passer au-dessus des partis irrite le premier d’entre eux, Ennahdha. Rached Ghannouchi voulait gouverner avec une grande coalition au centre, ce que Kaïs Saïed a bloqué. Il y a un vrai conflit de légitimité entre les deux hommes (…) Â».

«Les Tunisiens sont fatigués de ces jeux parlementaires et politiques stériles. C’est un sentiment d‘affaiblissement de l’Etat face au défi sécuritaire et économique qui prédomine. Les citoyens demandent que l’Etat fonctionne mieux (…) Â», souligne-t-il.

Selon ses dires, « les discours parlementaires et antiparti ont aujourd’hui un certain écho dans l’opinion publique. La tentation autoritaire reste présente chez de nombreux Tunisiens. Pour eux, c’était bien mieux sous le régime de Ben Ali.

Le président actuel a d’ailleurs été élu sur un discours très antiparti. Cette instabilité intervient au moment où les défis économiques apparaissent colossaux. Le pays sort d’un confinement généralisé et strict pendant trois mois Â».

Lire l’interview dans son intégralité sur le site de TV5 Monde