La Tunisie importe des pesticides dangereux, bannis en Europe (enquête)

24-01-2022

Savons-nous ce qu’il y a vraiment dans nos assiettes ? Et si notre nourriture était la cause de l’émergence de nouvelles maladies ou de la recrudescences d’autres ? En cause, les pesticides. Utilisés pour améliorer le rendement agricole, certains sont pourtant dangereux à la fois pour les sols mais surtout pour notre organisme.

Saviez-vous qu’une trentaine de pesticides dangereux sont toujours importés par la Tunisie, alors que ces derniers sont bannis dans d’autres parties du monde et notamment en Europe ? C’est ce que révèle un rapport réalisé par l’Association de l’Éducation Environnementale pour les Futures Générations (AEEFG), en collaboration avec le Réseau International pour l’Elimination des Polluants (IPEN), rendu public en 2020.

Nous avons enquêté sur cette question qui touche la santé et l’environnement de demain.

L’Europe interdit…mais exporte vers la Tunisie

« Nous sommes pas des êtres de deuxième main ni un pays poubelle », lance Semia Gharbi, présidente de l’AEEFG, spécialiste en sciences de l’environnement et coordinatrice du Hub régional «IPEN-MENA/ North Africa ».

Son combat contre les pesticides, elle en a fait son cheval de bataille. Depuis presque trente ans, elle se bât pour une agriculture et un environnement plus sains dénonçant les effets négatifs des pesticides sur l’organisme et sur l’environnement.

D’après elle, il y a encore 33 pesticides qualifiés de hautement dangereux, qui sont toujours commercialisés en Tunisie. Selon elle, ce sont des intérêts économiques et des lobbys qui ont permis cette manœuvre.

« En réalité, ce sont des lois commerciales régies par l’Organisation mondiale du commerce (OMC) qui permettent de voir ce genre de pratiques. En effet, pour pouvoir suspendre l’importation d’un pesticide, il faut que les États donnent la preuve scientifique de leur dangerosité. Or, en Tunisie, nous n’avons pas vraiment les moyens financiers et humains de réaliser ces études. Alors on continue de les importer et de nous empoisonner », nous dit-elle dans un entretien accordé à Gnetnews.

Effets sur la santé et les sols

Une situation que dénonce également Imed Ouadhour, président du syndicat tunisien des agriculteurs de la section de Bizerte. « Dans certains pesticides, il y a des principes actifs qui sont dangereux », souligne-t-il.

A cet égard, il s’appuie sur son expérience personnelle en tant qu’agriculteur. « Après les périodes de traitements chimiques, j’ai certains de mes employés qui se mettent en arrêt maladie pour trois jours car ils ont été exposés à ces médicaments toxiques. Ils ont ressenti des diarrhées, des brûlures respiratoires ainsi que des difficultés à respirer. Des études à l’étranger ont montré qu’ils peuvent même provoquer la maladie de Parkinson », affirme-t-il.

Pour Semia Gharbi qui consacre ses recherches sur les pesticides, le réel problème demeure dans les résidus de pesticides. « Ce n’est pas seulement au niveau des aliments que l’on retrouve ces résidus. nous les retrouvons également dans l’eau, sur les sols et même sur d’autres cultures ».

D’après la scientifique, certains une fois ingérés dans l’organisme, ils peuvent avoir un effet sur les perturbateurs endocriniens, à savoir les hormones qui régulent notre corps. « Des études réalisées à l’étranger ont prouvé que les résidus de pesticides peuvent provoquer des diabètes, des dérèglements hormonaux, des thyroïdes et même des cancers et des cas de stérilité ».

Dans ce sens, le réseau Pesticide Action Network (PAN) révélait dans un rapport publié en décembre 2020, que les empoisonnements dans le monde (létaux ou non) sont passés de 25 millions en 1990 à 385 millions aujourd’hui, touchant près de la moitié des travailleurs agricoles.

« En Tunisie, il y a  des observations sur terrain qui montrent qu’au niveau des zones agricoles, il y a de plus en plus de maladies qui émergent chez les enfants », rappelle Semia Gharbi.

En ce qui concerne les sols, il y aussi des conséquences désastreuses. D’abord, la nappe phréatique où l’on retrouve des résidus qui se retrouvent dans l’eau que nous buvons. «Les substances toxique de ces produits tuent les micro-organismes qui sont à l’intérieur du sol, alors que la qualité des sols est régie par la vie qu’il y a dedans ».

Manque de contrôle et de politique agricole

Imed Ouadhour, chef de file du syndicat des agriculteurs de Bizerte, explique qu’il y a un manque de contrôle dans la vente et l’utilisation des pesticides. « Le circuit de vente des pesticides est devenu anarchique. Dans les campagnes, on trouve beaucoup de petite boutiques qui vendent des pesticides sans pour autant avoir des connaissances sur le sujet. Ils ouvrent une patente et vendent à tort et à travers sans aucun contrôle », indique-t-il.

Il déplore à cet égard l’arrêt des « Cellules territoriales de vulgarisation ». Ces organismes publiques, rattachés au ministère de l’Agriculture permettaient la mise à disposition de conseillers agronomes auprès des agriculteurs. Leur rôle étant de guider les exploitants dans l’utilisation des pesticides. « Ils n’avaient aucun intérêt commercial. En l’absence de ce service, ce sont désormais les commerciaux des entreprises qui démarchent les agriculteurs afin de leur vendre leurs pesticides dans le seul but d’écouler leurs stocks », dévoile Ouadhour.

Il ajoute, par ailleurs, que l’instabilité politique et notamment des gouvernements n’a fait qu’empirer la situation. « Nous n’avons aucun ministre qui a pris cette question au sérieux. De toute façon, nous n’avons jamais eu un ministre de l’Agriculture qui connait vraiment le secteur ».

Afin d’éviter ces dérives le Syndicat des agriculteurs SYNAGRI milite pour la création de pharmacies agricoles spécialisées dans la vente de produits destinés à l’agriculture. « Nous voulons également que chaque agriculteurs ait la possibilité de faire appel à des ingénieurs agronome qui dépendent du ministère de l’agriculture qui indiqueront précisément le traitement chimique à suivre en leur fournissant une sorte d’ordonnance », conclue Imed Ouadhour.

De son côté, Semia Gharbi, qui fait également partie du Comité d’homologation des pesticides au sein du ministère de l’Agriculture, considère que l’Etat doit faire preuve de plus de transparence vis à vis des pesticides. « Il n’y a aucun chiffre qui nous dit combien on importe de pesticides en Tunisie. On devrait normalement avoir une liste des pesticides commercialisés en Tunisie ainsi que ceux qui sont interdits afin de connaître leurs origines et leurs effets ». Pour cela, elle indique que la digitalisation serait la meilleure solution pour garantir la transparence, préconisant par ailleurs à la Tunisie d’intégrer Système général harmonisé de classement et d’étiquetage des produits chimiques (SGH).

« En tant que consommateur, nous avons besoin de transparence car cela touche notre alimentation de tous les jours. Le consommateur a droit à l’information et le gouvernement doit protéger les citoyens de tous les dangers quels qu’ils soient », ajoute l’experte.

Quelles sont les alternatives ?

Afin de savoir si les pesticides sont incontournables et s’il y a une alternative à leur utilisation, nous nous sommes entretenus avec Mesaad Khamessi, ingénieur agronome au sein de l’Institut National des Grandes Cultures. « Nous pouvons considérer que tous les pesticides sont toxiques. Mais ce qui fait la différence c’est leur seuil de tolérance. Il y a certains pesticides hautement toxiques mais qui n’ont aucune alternative. Par exemple, pour les légumineuses et le colza, il y a un pesticide qui est utilisé lors de la pré-semi. Et jusqu’à présent, nous n’avons pas trouvé de produits moins toxique pour le remplacer », nous dit-il.

Pour autant, l’INGC milite pour une agriculture plus saine en utilisant le principe de lutte intégrée. « Nous recommandons toujours aux agriculteurs de n’utiliser les traitements chimiques qu’en dernier recours. C’est une alternative pour faire baisser l’utilisation des pesticides », indique l’ingénieur.

Ainsi, il existe plusieurs méthodes naturelles pour éviter l’apparition des agents pathogènes dans les cultures.

D’abord, il y a le préventif. C’est à dire de faire en sorte d’éviter que les mauvaises herbes ou les insectes ne se propagent. « Nous demandons aux exploitants de nettoyer le matériel agricole, notamment ceux qui louent les machines: tracteurs, moissonneuses-batteuses, etc… Surtout l’été car cette saison est propice à la prolifération des mauvaises herbes, champignons et autres insectes nuisibles. Pareil pour les sacs qui sont utilisés au moment de la récolte », précise Khamessi.

Ensuite il y l’opération de faux-semi. Il s’agit d’un travail superficiel du sol (moins de 5 cm de profondeur) qui a pour objectif de stimuler la levée des adventices (pathogènes) puis de les détruire avant l’implantation de la culture. « L’objectif est d’épuiser le stock semencier de la parcelle. Les études au niveau nationales et internationales ont montré que les effets de cette méthodes étaient efficaces à hauteur de 80% ».

Autre méthode, celle du labour profond. L’agriculteur doit retourner en profondeur (30 à 40cm) la terre afin d’enfouir les mauvaises herbes et les champignons. D’après l’ingénieur, cette technique permet d’emmagasiner l’humidité et donc de faire face aux périodes de sécheresse causée par les changements climatiques.

Les agriculteurs peuvent reporter les dates de semis afin de freiner la virulence des agents pathogènes…mais cela pénalise le rendement. « Il faut faire des sacrifices qui seront bénéfiques à long terme », précise Mesaad Khamessi.

Il précise, par ailleurs, que pour le moment, en ce qui concerne les grandes cultures, aucune réclamation n’a été enregistrée concernant des pesticides qui ont nui aux exploitations.

La monoculture favorise l’apparition des agents pathogènes alors que la diversification des cultures peut avoir un effet positif sur la baisse des pathogènes, indique-t-il. « Mais malheureusement les agriculteurs préfèrent en général cultiver des produits qu’ils seront sûrs de vendre comme les céréales qui sont achetés par l’Etat. Il faut un changement de mentalités et une politique agricole claire », conclute Khamessi.

En attendant, une petite lueur d’espoir semble s’ouvrir sur l’agriculture tunisienne. De plus en plus d’exploitants se tournent désormais vers l’agriculture naturelle voire même biologique.

Wissal Ayadi