La Crise de l’eau en Tunisie : Une experte explique ses origines, son ampleur et les solutions pour s’en sortir

06-04-2023

La Tunisie fait face à plusieurs problèmes de l’eau, notamment en raison de la sécheresse, de la diminution des ressources en eau et de la croissance de la population.

La majeure partie de l’eau utilisée en Tunisie provient des nappes phréatiques, qui sont surexploitées et se tarissent progressivement.

Par ailleurs, à la mi-mars 2023, le niveau d’eau dans les 37 barrages du pays a chuté d’environ 390 millions de mètres cubes par rapport à la même période l’année précédente, en raison de l’absence de précipitation.

Pour faire face à cette situation, la Société nationale de distribution et d’exploitation des eaux (SONEDE) a annoncé il y a une semaine qu’elle instaurerait un système de quotas pour les coupures d’eau pendant la nuit, de 21h à 4h, en fonction des ressources hydrauliques disponibles, exhortant les citoyens à mieux gérer leur consommation de cette ressource vitale.

Pour en savoir plus sur la situation actuelle, nous nous sommes adressés à l’une des plus grande spécialiste de l’eau en Tunisie, Mme Raoudha Gaferj, Docteur Ingénieur, elle est experte en ressources en eau et en adaptation au changement climatique.

Dr Ing Raoudha Gafrej / Experte ressources eau et adaptation au changement climatique

Une situation qui ne date pas d’hier

Si aujourd’hui tout le monde s’insurge de la rareté de l’eau, en réalité la Tunisie souffre depuis plus de trois décennies de cette situation.

En effet, c’est au moment de la grande sécheresse qui a sévit entre 1999 et 2002 que les autorités ont commencé à se rendre compte de l’urgence. Suite à cette sécheresse, en 2007, les autorités ont dévoilé le première stratégie nationale d’adaptation du secteur agricole et des écosystèmes aux changements climatiques. Raoudha Gaferj était alors chargée de la partie concernant l’eau.

« Nous avions à l’époque prévenu du danger qui menace le secteur de l’eau notamment l’intrusion marine (perte de ressources au niveau du littoral), l’élévation du niveau de la mer et la baisse des précipitations qui engendreront un manque d’eau à l’horizon 2030 », nous dit-elle. 

Aujourd’hui tout le monde parle de l’agriculture irriguée qui est menacée, or elle ne représente que 8% des surfaces agricoles utiles, le reste étant exploitée par l’agriculture pluviale. Ainsi, dès 2007, les auteurs de cette stratégie avaient prévenu qu’un grand nombre de ces exploitations pluviales seraient vouées à disparaître, préconisant dès lors d’adapter les cultures, afin d’éviter, d’une part,  la baisse voire la disparition de certaines cultures mais également le déplacement des populations qui seront contraintes d’abandonner l’agriculture. « Nous avions alors préconisé de penser à la reconversion de ces agriculteurs dans l’agro-écologie, ou l’éco-tourisme par exemple afin de les fixer sur leurs terres », souligne l’experte.

Mais depuis rien aucune mesure n’a été mise en place afin d’adapter la gestion de l’eau aux changements climatiques.

Raoudha Gefrej nous explique qu’il y a différents indicateurs qui ont déjà montré l’urgence de la situation.

« La communauté internationale à mis en place des indicateurs pour que les pays prennent des dispositions spécifiques si jamais il arrive à tel ou tel seuil. Le premier seuil d’alerte est celui de 1700m3 par an et par habitants. Il s’agit du rapport entre les ressources en eaux renouvelables divisées par le nombres d’habitants. La Tunisie dispose de 4,2 milliards de m3 d’eau renouvelables  (barrages, lacs et nappes souterraines). Chaque année ce ratio diminue car la population augmente. A 1000m3 c’est le manque d’eau chronique et c’est un frein pour le développement. A 500m3 et moins il s’agit de la limite de pénurie d’eau absolue. La Tunisie est en dessous des 500m3 et ce depuis les années 90 », nous confie Mme Gafrej.

Par ailleurs, selon le rapport du World Resources Institute (WRI), qui évalue 164 pays, la Tunisie est classée 30ème au niveau mondial. Elle fait partie des pays présentant un taux de stress hydrique “élevé”. Selon le même rapport, la Tunisie devrait faire face à des niveaux de stress hydrique “extrêmement élevés” d’ici à 2040. Le ratio s’établit à 96% « Depuis 2015 nous avons tiré la sonnette d’alarme, en vain ». Une situation qui vient essentiellement de l’exploitation illicite et de la mauvaise gouvernance de l’eau.

L’Etat est en partie responsable

Prenant conscience de la situation, depuis les années 90, le ministère de l’Agriculture a mis en place une stratégie « Eau 2030 », afin de réduire la consommation du secteur agricole. Il s’agissait également de construire de nouveaux barrages pour augmenter le stockage des eaux de surfaces… Mais qui n’ont pas permis d’atteindre les objectifs.

« Le ministère à depuis ce plan dépensé environ 1700 millions de dinars dont 700 millions sous forme de subventions aux agriculteurs pour l’installation de nouvelles technologies d’irrigation, moins gourmandes en eau. Or aujourd’hui, 2721 millions de cube  d’eau ont été utilisés pour les surfaces irriguées, alors qu’en 1996, ce chiffre était de environ 2100M3 », relève la spécialiste.

Le problème majeur de cette augmentation vient essentiellement de la vétusté des infrastructures hydriques qui amènent l’eau à ces agriculteurs qui engendrent des pertes considérables.

« Par ailleurs, quand il y a des petites sécheresses, les autorités ont autorisé les Groupements de développement agricoles (GDA) afin qu’ils donnent de l’eau aux exploitants de l’agriculture pluviale pour sauver leur capital. Ainsi, pour continuer à bénéficier de cette manne, beaucoup d’entre eux ont transformé leur exploitation en périmètre public irrigué, augmentant inexorablement les besoins en eau ».

L’Etat a continué également à créer des périmètres publics irrigués à partir des forages, surtout dans des zones ou l’eau est déjà rare, comme à Kairouan, Sidi Bouzid ou Sfax.

« Quand il y a une sécheresse, le ministère de l’agriculture procède à une réduction de l’apprivoisement en eau de surface au niveau des périmètres publics irrigués. Pour y faire face les agriculteurs n’ont pas hésité à creuser des forages illicites pour pallier à ce manque.

Raoudha Gafrej rappelle également les 30.000 hectares d’oasis illicites qui ont été crées dans la seule zone de  Kébili. Ils consomment 450 millions de m3 d’eau de manière totalement illégale à travers 15.000 forages illégaux au vu et au su de tout le monde. « Le ministère de l’agriculture a recensé 21.000 forages illicites en 2020 en Tunisie, mais dans les faits ce nombre peut atteindre facilement les 30.000 », nous dit-elle.

« De l’autre côté, l’Etat est fier d’exporter les dattes issues de ces oasis de Kébili. Or un Etat qui se respecte doit être cohérent ».

Afin d’éviter tout conflit d’intérêts, Raoudha Gafrej ainsi que d’autres experts demandent depuis plusieurs années  à ce que la gestion de l’eau soit transférée à un autre ministère ou à une institution indépendante du ministère de l’Agriculture.

Les coupures récentes ne sont pas un rationnement et ne vont rien régler

Selon Raoudha Gafrej la récente mesure prise par la SONEDE sur le rationnement de l’eau n’est pas vraiment un rationnement.

« La SONEDE ne peut pas couper l’eau. Ce n’est pas juste une vanne que l’on ferme. Sur le plan technique, la SONEDE distribue l’eau sur un système à la demande. C’est à dire que quand on ouvre le robinet dans nos maisons, il y a de l’eau qui est en somme contrôlée par l’usager ».

En pratiques, la SONEDE produit l’eau potable à partir des barrages, qui est traitée dans les stations de traitement puis est envoyée dans les réservoirs d’alimentation des différentes villes pour ensuite descendre par gravité vers les robinets. La SONEDE ne peut donc pas faire des coupure structurées (à part pour des opérations de maintenance spécifiques à certains réseaux et secteurs). Mais pour que chacun puisse bénéficier de l’eau à la demande, il faut que la SONEDE soit alimentée en continu. Quand le niveau de trop-plein est atteint, l’alimentation s’arrête, comme le système de chasse d’eau.

Si aujourd’hui certaines coupures sont observée la nuit dans certaines villes et quartiers c’est parce qu’en réalité la SONEDE ne reçoit pas la quantité suffisante pour alimenter les réservoirs en continu. « Normalement la SONEDE a besoin chaque jour de 1 million de m3, or le ministère de l’Agriculture ne lui en fournit aujourd’hui que 750 mille. Ainsi quand l’eau coupe c’est que les 750 mille sont écoulés ».

En effet, faute d’eau dans le barrage de Sidi Salem qui alimente Oued Majerda, et qui approvisionne de nombreux foyers en eau potable la SONEDE s’est rabattu sur le barrage de Sidi Barraq, au niveau de Chatt Zweraa au bord de la mer dans le nord-ouest du pays. Et la capacité de transfert de ce réseau, qui passe par Sejnane et Joumine, n’est que de 750 millions de m3. Ainsi, ce n’est pas vraiment un rationnement, mais une limite technique de distribution… « De la poudre aux yeux », pour Raoudha Gafrej.

« Le problème c’est que cette situation peut créer la panique chez les habitants qui seront tentés de faire des réserves et de consommer plus d’eau et cela ne règle pas le problème », déplore-t-elle.

Il faut dire la vérité aux citoyens! 

« Il faut déclarer l’Etat d’urgence ! Cela permettra d’appliquer la loi et de condamner les hors-la-loi qui vendent l’eau de manière illégale », lance Raoudha Gafrej.

Elle explique qu’il faut avant tout sensibiliser la population aux problèmes de l’eau. Et cela passe par des gestes simples du quotidien comme laver toute la vaisselle en même temps, et pas par assiette ou par verre, éviter de laver le sol au tuyau, mais utiliser une seau et une serpillère, éviter de laver sa voiture, etc…

L’experte préconise également d’augmenter le tarifs de l’eau qui est pour la Tunisie l’un des moins cher au monde. « Ce n’est pas normal qu’un m3 coute 1,3DT et à la revente 900 millimes. Cela permettra à la SONEDE d’entretenir ses infrastructures ».

A noter que les pertes engendrées par la vétusté des équipement sont plus importantes que celles provoquées par les ménages.

Wissal Ayadi