Que faire pour préserver le made in Tunisia de l’invasion des produits turcs ? (Point de vue d’un économiste)

27-09-2021

Textile, cosmétique, agroalimentaire ou encore composants électriques et mécaniques, les produits turcs ont envahi peu à peu le quotidien des Tunisiens.

L’accord commercial établi entre les deux pays depuis 2005 a permis au Made in Turkey de s’imposer sur sur notre marché fragilisant plusieurs secteurs industriels locaux. Un accord qui a toujours été au cœur d’une polémique mais qui n’a jamais été revu.

Le Déficit commercial se creuse

Le déficit de la balance commerciale de la Tunisie avec la Turquie est passé de 95 millions de dinars en 1999 à 248 millions de dinars en 2005 ; année de l’entrée en vigueur de la convention de libre-échange tuniso-turque.

Depuis, le déficit n’a cessé de se creuser atteignant 598 millions de dinars en 2010, puis 965 millions de dinars en 2011, 1,3 milliard de dinars en 2015 pour finalement franchir les 2 milliards de dinars à partir de 2018. Mais, c’est après la révolution que cette cavalerie s’est intensifiée plongeant encore et encore la Tunisie dans la dérive financière.

Le pic du déficit a été atteint en 2019 s’établissant à 2,46 milliards de dinars: 2,86 milliards d’importations et seulement 396 millions de dinars d’exportations.

En 2020 il est passé à 2,14 milliards de dinars (2,58 milliards d’importations et 447,5 millions de dinars d’exportations), et ce surement à cause de la pandémie du Covid-19. Ce chiffre a été estimé à 1,1 milliard en mai 2021.

D’après l’Institut national de la statistique (INS), le déficit commercial global de la Tunisie s’est aggravé, à fin juillet 2021, pour s’établir à 8 725,3 millions de dinars, contre 7 567,1 millions de dinars, durant la même période de l’année écoulée. 

Un accord de libre-échange jamais remis en question

Le marché turc s’est introduit dans bon nombre de secteurs industriels en Tunisie, mettant à mal les entreprises locales. Les secteurs les plus durement touchés sont, principalement, le textile, l’agriculture et l’agro-alimentaire. 

Pourtant, l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (GATT), qui régit le commerce international des marchandises, prévoit, ce qu’on appelle des “clauses de sauvegarde“.

Selon ces clauses «un pays membre de l’OMC peut prendre une mesure de “sauvegarde” (c’est-à-dire restreindre temporairement les importations d’un produit) afin de  protéger son marché ou une branche de production nationale donnée contre un accroissement des importations d’un produit qui cause ou menace de causer un dommage grave à ladite branche de production».

Mais malgré l’appel au secours des secteurs touchés par l’invasion turque, la Tunisie n’a jamais fait usage de ces clauses de sauvegarde. Depuis de nombreuses années, plusieurs économistes ont dénoncé cet accord, mettant en garde l’Etat contre ses dérives. Safouane Ben Aïssa est économiste et professeur à l’Université Tunis/Manar. Il explique que l’Etat doit agir rapidement. « Les importations de produits turcs se sont intensifiés en 2011 après la Révolution à l’ère de la Troïka ». Selon l’économiste il s’agissait là d’intérêts politiques ayant primé sur les intérêts économiques sur fond de corruption et de malversations.

Safouane Ben Aïssa

La Tunisie exporte vers la Turquie le phosphate, les dattes, l’huile d’olive, les produits de la mer et les pâtisseries. Sauf que depuis la crise de la production de phosphate, les exportations tunisiennes ont été fragilisées, ce qui a creusé encore plus ce déficit commercial avec la Turquie.

« Beaucoup de secteurs ont été touchés, le textile, l’aluminium, les graines de tournesol, les biscuits, les produits et machines agricoles et industrielles… La qualité des machines turques a beaucoup progressé.

Ils ont profité du retour de la diaspora turque d’Allemagne afin d’améliorer la qualité de leurs produits grâce à leur savoir-faire. Le rapport qualité/prix est difficile à concurrencer », nous dit Ben Aïssa.

A noter que l’accord de libre-échange prévoit une exonération des droits de douane uniquement sur les produits industriels échangés entre les deux pays.

D’après le professeur d’économie, le marché turc n’a pas touché que le marché tunisien en interne, mais aussi le marché tunisien dans les intérêts libyens. « Les réfrigérateurs des libyens étaient essentiellement composés de produits tunisiens. Aujourd’hui les produits turcs ont chassé les produits tunisiens. La Libye se contente des produits subventionnés tunisiens », souligne-t-il.

Safouane Ben Aïssa affirme également qu’il sera difficile pour la Tunisie de faire bloc face aux produits venus de Turquie. « La Tunisie n’a pas une force de frappe importante. L’Etat doit subventionner davantage pour booster les exportations. Nous avons des entrepreneurs de subsistance et la Turquie à des entrepreneurs d’opportunité. De plus, la profondeur du marché est différente. Face à un géant on ne peut pas se mesurer », lance-t-il.

« A une certaine période, cela a touché même le lait et les viandes, devenant presque une solution de facilité qui nous expose à un danger réel du déficit courant. L’OMC dit que face à un danger et une exposition unilatérale il peut y avoir des dérogations. Tout se joue sur le « made in ». Ainsi, tout ce qui est produit fini doit revenir à une logique de droits de douane. C’est la protection la plus directe. Par ailleurs, pour sauver l’industrie du textile, il faut actionner les barrières non-tarifaires et durcir les démarches « , conclut l’économiste.

Vers une révision prochaine de l’accord de libre-échange ?

Ce déséquilibre commercial entre les deux pays a mené à une prise de conscience importante chez certains Tunisiens. Ainsi, depuis quelques années, il y a régulièrement des campagnes de boycott des produits turcs qui sont menées via les réseaux sociaux par de jeunes citoyens. Ils dénoncent justement les conséquences de cette invasion turque au détriment des entreprises locales et notamment des jeunes entrepreneurs. Dans un pays déjà lourdement frappé par le chômage, l’accord de libre-échange conclu entre la Tunisie et la Turquie n’a fait qu’enfoncer le clou. 

Et les chiffres parlent d’eux même… En effet, d’après l’Agence de la promotion de l’industrie et de l’innovation (APII), la signature de cet accord a eu pour conséquence la perte de milliers d’emplois entre 2005 et 2015, dont 58% dans le seul secteur du textile, le plus important à pâtir de cette situation. 

Finalement, la commission de coopération tuniso-turque devrait se réunir, prochainement, afin de faire le point sur l’accord de libre-échange entre les deux pays. C’est ce qu’a indiqué récemment la directrice générale de la coopération économique et commerciale au ministère du Commerce, Saida Hachicha.

Dans une déclaration à l’agence TAP, la responsable a alors souligné l’importance de cette réunion périodique, qui était prévue, initialement, en juin dernier, mais reportée en raison de la pandémie de Covid-19.

D’après elle, cette réunion devrait examiner les moyens de réduire le déficit commercial avec la Turquie qui n’a eu de cesse de se creuser. Des solutions seront proposées à la partie turque afin de régler ce déficit, a-t-elle souligné..

Wissal Ayadi