« La Tunisie est dans l’obligation de rationaliser ses importations pour créer une nouvelle dynamique économique » (économiste)

27-09-2022

« Rationaliser les importations, notamment en provenance des pays avec lesquels la Tunisie enregistre un déficit croissant, jour après jour. », telle est la doléance émise par Kaïs Saïed à la cheffe du gouvernement, Najla Bouden lors d’un entretien portant sur l’économie du pays, le 21 septembre dernier.

Le président de la République fait sans doute référence à certains produits superflus qui ont envahi les étals des supermarchés. Ces derniers arrivent en Tunisie grâce à des partenariats commerciaux, mais qui en cette période de grande crise économique, peuvent se poser comme étant un obstacle à l’approvisionnement en produits de base. Dans ce sens, Kaïs Saïed a imputé  le déficit commercial à « des choix antérieurs », précisant que « de nombreux produits sont importés alors qu’ils ne sont pas nécessaires ».

Alors la Tunisie peut-elle se passer de ces produits ? La rationalisation des importations peut-elle être une des solutions aux pénuries qui frappent le pays depuis plusieurs mois ? Yassine Annabi, analyste économique et enseignant à l’Université de Tunis a tenté de répondre à ces questions.

Quelques chiffres

D’après l’Institut National de la Statistique (INS), le déficit de la balance commerciale s’est aggravé de 61% pour atteindre les 16,9 milliards de dinars, à  la fin août 2022, contre 10,4 milliards de dinars, durant la même période de 2021.

Ce déficit est expliqué par l’accroissement de la valeur des importations (de 34% soit 53,8 milliards de dinars), à un rythme beaucoup plus important que celui des exportations (24,4% soit 36,9 milliards de dinars).

L’augmentation des importations est due à la hausse enregistrée au niveau des secteurs de l’énergie (+90,2), des matières premières et demi-produits (+38,7%), des biens de consommation (+14,1%) et des biens d’équipement (+11,2%).

Les pays avec lesquels la Tunisie enregistre le plus haut déficit sont la Chine (-5828,9 MD), la Turquie (-3060,5 MD), l’Algérie (-1775,8 MD) et la Russie (-1758,1 MD).

Un petit tour au supermarché : qu’est ce que l’on importe ?

Il n’y a presque aucun rayon de supermarché 100% made in Tunisia. En effet, les produits alimentaires importés sont quasi omniprésents. Pour les biscuits et autres chocolats, ils viennent essentiellement de France ou d’Italie. En haut des étals, ils font partie des produits les plus chers, alors que juste en dessous les produits tunisiens sont présents et largement équivalents et bien sûr plus abordables.

Du côté du café et thés, les marques étrangères sont en tête de gondoles prenant bien plus de place que celles provenant des industries locales. Mais les prix sont doubles, voire triple… Ils sont encore plus en évidence puisque les marques tunisiennes sont inexistantes à cause de la pénurie.

Pour ce qui est de certains produits ménagers, il semble que les produits turcs aient conquis les espaces dédiés. Désodorisants, nettoyants pour le sol et sanitaires… Les prix ne sont pas plus excessifs que les tunisien…

Il en va de même pour les déodorants, gel douche, savon, qui donnent la priorités aux produits importés, le choix des marques made in Tunisia étant restreint face aux géants pour la plupart européens.

Activer les clauses de sauvegarde ?

D’après l’OMC, en cas de graves difficultés ou de menaces sur les équilibres, les conventions commerciales peuvent être suspendues. C’est ce qu’on appelle les clauses de sauvegarde.

« Il faut d’abord bien comprendre à quoi sert l’importation. Celle-ci, sert dans un premier temps à l’investissement, ce qu’on appelle la consommation intermédiaire. Cela concerne notamment les matières premières : comme le cuivre pour confectionner des câbles, la cacao pour le chocolat, le plastique pour les bouchons de bouteilles, etc », explique Yassine Annabi.

L’essentiel des importations de la Tunisie concernent des matières premières. D’après les chiffres officiels du ministère du Commerce, les industries mécaniques, électriques et manufacturières ont représenté 60,9% des importations en 2021. Au deuxième rang, l’énergie qui a représenté 13,1%.

Ainsi, les matières premières et les demi-produits représentent à eux-seuls quelque 34,6% de nos importations.

« Si on limite ce type d’importations, c’est se tirer une balle dans le pied car cela limitera les exportations. Or nous avons besoin des exportations pour apporter des devises et pour couvrir les importations dans d’autres besoins, comme le blé. En d’autres termes, l’excédent de devises qu’on peut dégager de l’exportation va nous servir à importer. Pour le chocolat par exemple, on importe du cacao pour en produire, mais nous pouvons également exporter du chocolat qui est composé du cacao qu’on a importé », poursuit-t-il.

Ainsi, l’importation de chocolats de marque étrangère, considéré comme un produit de luxe aux vue de leur prix excessif, ne sert pas à grand chose… « Il faut réduire les importations de ce que l’on peut produire nous-même et exporter par la même occasion ».

Mais cela ne concerne pas seulement les produits de luxe. Souvenez-vous de l’affaire des fameuses « glibettes » turques.

Textile, cosmétique, agroalimentaire ou encore composants électriques et mécaniques, le marché turc s’est introduit dans bon nombre de secteurs industriels en Tunisie, mettant à mal les entreprises locales. Les secteurs les plus durement touchés sont, principalement, le textile, l’agriculture et l’agro-alimentaire. Mais malgré l’appel au secours des secteurs touchés par l’invasion turque, la Tunisie n’a jamais fait usage de ces clauses de sauvegarde. Depuis de nombreuses années, plusieurs économistes ont dénoncé cet accord, mettant en garde l’Etat contre ses dérives. Ces derniers dénoncent des accords  établis sur fonds d’intérêts politiques, de corruption et de malversations.

« Ce qui est dommage dans les partenariats commerciaux que nous avons conclu, c’est que la Tunisie importe des produits qui sont concurrentiel avec le marché local », ajoute l’économiste.

Une économie de rente verrouillée par les lobbys

Alors pourquoi la Tunisie ne fait pas usage de ces clause de sauvegarde afin de préserver son économie? D’après Yassine Annabi,  la cause réside dans le fait que la Tunisie soit dans un système d’économie de rente composée de grandes familles qui sont aux commandes de l’économie du pays.

« Ce sont des lobbys. L’économie tunisienne est verrouillée. C’est la raison pour laquelle en Tunisie les start-up on du mal à se développer. Ils n’ont pas accès aux marchés pour vendre, ni accès aux financements. Ainsi leur seul solution est de partir s’installer à l’étranger. Ce qui est le plus malheureux, c’est que ces lobbys sont aujourd’hui devenus plus puissants que l’Etat », déplore-t-il.

Or pour l’analyste économique, la Tunisie pourrait utiliser les clauses de sauvegarde afin de préserver ses équilibres. Il appuie son propos en évoquant le protectionnisme éducateur. Une théorie d’économie inventé par Friedrich List. Ce concept consiste en une forme de protectionnisme visant à protéger une industrie nationale naissante afin qu’elle grandisse et devienne prospère avant de lui permettre de s’intégrer dans la concurrence internationale.

« Quand on cible des secteurs et que l’on décide de les protéger, cela permet à des entreprises nationales de se créer afin d’augmenter la production et de s’insérer dans le marché international. Mais aujourd’hui nous avons des lobbys beaucoup trop puissants qui empêchent d’aller vers cette démarche car ils détiennent à la fois la production et la distribution », affirme-t-il.

« La Tunisie est aujourd’hui dans l’obligation de rationaliser ses importations afin de créer une nouvelle dynamique économique à l’intérieur du pays, sans quoi l’équilibre de la paix sociale risque d’être fragilisé », conclut Yassine Annabi.

Wissal Ayadi