Tunisie : Avec un salaire de 2000 à 3000 dt par ménage, la classe moyenne face à des fins de mois difficiles

03-11-2021

La classe moyenne est un pilier sur lequel repose l’équilibre des sociétés. Cette population compte les personnes dont les conditions sociales sont au-dessus des classes pauvres et en dessous des classes aisées, a été pendant des décennies la frange majoritaire de la société tunisienne. 

Selon les résultats d’une enquête menée par l’Institut tunisien des études stratégiques (ITES) en 2018, le pourcentage de la classe moyenne a chuté de 20% en 8 ans, passant de 70% en 2010 à 50% en 2018. Au cours ces dernières années, avec la cherté de la vie, et autres facteurs économiques et sociaux, la classe moyenne inférieur a subi un glissement vers la pauvreté, dont le taux a grimpé d’une manière sans précédent, de 15% à 21% et cela depuis l’apparition de la pandémie…Ce fait a approfondi subséquemment le phénomène de paupérisation de cette population, outre le creusement des écarts entre les différentes franges sociales.

La situation de la classe moyenne qui était un catalyseur de croissance, et de développement économique, est désormais symptomatique de la profonde crise socio-économique que vit le pays. Comment faire pour aider la classe moyenne à remonter la pente, lui donner du pouvoir d’achat et lui assurer une vie digne. Quelle politique adopter en matière de lutte contre la pauvreté, afin de préserver l’économie nationale et l’équilibre sociale ?

Des experts en économie et en sociologie, nous répondent à ces questions.

Dans un entretien accordé à Gnetnews, le professeur en économie, Ridha Ckoundeli, a précisé que  l’incapacité des Tunisiens moyens à faire de l’épargne, est le symptôme principal de la détérioration de la classe moyenne. « Avec un salaire moyen de 2000 à 3000 dt par famille, la classe moyenne arrive à peine à s’en sortir la première quinzaine du mois, sans emprunt ni endettement ».

Par défaut, dès la réception de son salaire, le citoyen moyen paye le loyer de 600dt en moyenne, et rembourse le prêt d’une voiture populaire. De son revenu mensuel compris entre 2000 et 3000dt, il n’en restera que quelques 300 dt pour chaque membre de la famille. Un montant qui  couvre nullement les besoins des ménages, en matière d’alimentation, frais de scolarité, déplacements, factures, etc.

D’après cet expert en économie, la classe moyenne qui représentait autrefois 80% de la société, comprenait les hauts fonctionnaires, les cadres et médecins de la fonction publique, les professeurs de l’université. Ces derniers formaient aussi le noyau dur sur lequel repose l’équilibre social, depuis les années 70 jusqu’aux années 2000. 

« Actuellement, on peut dire que le salaire médian de la classe moyenne a évolué. A partir d’un revenu mensuel de 7000 dt par ménage,  les Tunisiens moyens pourront faire des économies, pour acheter une maison, une voiture secondaire, voyager, etc, comme au bon vieux temps», commente-t-il

En l’interrogeant sur les causes derrière cette dépréciation de la valeur de l’argent, Pr. Ridha Ckoundali a souligné que la paupérisation du tunisien moyen, s’est accélérée après la révolution, notamment en 2016, une année marquée par la forte dépréciation du dinar tunisien, ayant engendré  une inflation sans précédent.

Depuis cette année, il y a eu un réel dérapage, entrainant le rétrécissement de cette tranche sociale, considérée comme la colonne vertébrale de l’économie nationale et le catalyseur de croissance et de développement économique du pays, analyse-t-il.

« Avec la baisse de la consommation et des dépenses notamment sur les produits locaux, la demande et la production ont régressé. Les industries ont été donc contraintes de baisser leur productivité et n’optaient plus pour l’élargissement de leurs activités ».

Par ailleurs, Chkoundeli a rappelé que la classe moyenne est aussi un garant de paix sociale et un indicateur de  démocratie. « D’ailleurs, l’échec de la transition démocratique en Tunisie et l’instabilité politique ont longtemps menacé voire impacté la pérennité des conditions de vie des citoyens. Une fois appauvrie, cette population s’est transformée en une source de tensions, qui peuvent aller jusqu’aux révoltes. Les nostalgiques de l’époque de Ben Ali, ayant témoigné de l’essor de la classe moyenne avant 2011, en sont les meilleurs exemples. Une fois touchés dans leur gagne pain, plusieurs Tunisiens ont commencé à dénigrer l’apport de la démocratie pour le pays, pour ne revendiquer au final que l’amélioration de leurs conditions, même avec un éventuel retour de la dictature… », a-t-il conclu.

Des réformes économiques urgentes

D’après l’expert, les politiques de l’économie tunisienne se basent essentiellement sur ses ressources de l’export, ce qui est certes important pour assurer les réserves en devise. Mais, sa contribution demeure faible par rapport aux revenus provenant de la consommation intérieure de la classe moyenne, qui contribuaient largement à la création de l’emploi et à la croissance économique. Outre les autres politiques d’appauvrissement, comme l’augmentation de la masse salariale, l’importation des matières premières en devise au lieu d’encourager sa fabrication en Tunisie..

Chkoundeli a évoqué aussi l’importance de la réforme de l’administration tunisienne,  afin de faciliter pour les jeunes les procédures de création d’entreprises. « Ces derniers sont appelés à préparer des dossiers complexes, ce qui les démotivent en les poussant ainsi à renoncer à leurs initiatives, pour rejoindre l’économie parallèle. Les procédures administratives et la bureaucratie, représentent, en effet, le principal obstacle pour les jeunes investisseurs. », dénonce-t-il.

Selon lui, la digitalisation serait le seul moyen pour booster la croissance économique, et pour faire face à la corruption notamment dans les institutions publiques. « Les bases de données des citoyens doivent être au plus vite interconnectées au niveau des ministères, et des établissements publiques, pour faciliter la création de projet. Le numérique doit être pour la Tunisie, un facteur de croissance économique. Sans cela, les jeunes se retourneront vers la contrebande et les sources illégales d’enrichissement.

Risques de tensions sociales

Le recours aux sources illicites de revenu est devenu pour bien de personnes, une solution pour renforcer leurs revenus.

Comme Naima, infirmière à la retraire qui vit avec son mari retraité également. Cette femme d’un certain âge, nous a confié qu’elle s’est retrouvée contrainte de se procurer un revenu supplémentaire. « Je suis incapable d’acheter mes médicaments avec nos salaires, en plus des crédits que j’ai à rembourser, pour les études de mon fils à l’étranger. Pour combler les trous dans mon budget, la seule solution était de lancer mon projet de fripe à domicile. Un projet qui ne nécessite ni de payer les impôts, ou de déclaration sur mes activités », nous dévoile-t-elle.

Ines, maitre assistante à l’université, avec un salaire de 2000 dt net, nous a confié qu’elle n’arrive plus à payer le loyer de son appartement (500dt), les frais de scolarité de sa fille qui étudie au privé (500dt), et laisser de l’argent de côté en étant mère célibataire, avec un unique revenu.

« Depuis 2 ans, je cumule deux  boulots, le premier à l’université et l’autre dans une société d’informatique, avec un contrat non déclaré et sans couverture sociale. L’important pour moi, est de doubler mes revenus pour pouvoir épargner, et acheter une maison dans l’avenir », nous indique-t-elle.

Ce constat a été confirmé également par le professeur en sociologie, Tarek Belhaj Mohamed.

 Les indignations des corps professionnels emblématiques de cette population, qui comptent les avocats, universitaires, enseignants et éducateurs, médecins, les chefs de petites et moyennes entreprises (PME), en est la meilleure preuve, de la régression de la classe moyenne, affirme-t-il.

 » Conséquence,  la prolifération de la corruption dans le privé et le public, qui se présente comme l’un des symptômes de sa détérioration. Les employés et les fonctionnaires, sont incapables de subvenir à leurs besoins, d’où leur recours aux moyens détournés pour gagner plus d’argent », explique Tarek Belhaj.

En parlant des risques de l’appauvrissement de cette frange sociale, le sociologue a évoqué l’instabilité sociale. « Une vague de colère  de cette population serait capable de créer des tensions sociales. Vu son niveau intellectuel également, la vulgarisation de l’accès aux réseaux sociaux, elle pourrait influencer amplement l’opinion publique et perturber la paix sociale en Tunisie. Outre son exclusion indirecte, à travers les partis et  les syndicats, écartés du prochain dialogue national mené par la présidence de la république. Une décision qui aura sans doute, un effet contraire sur la sortie de la crise  », a-t-il averti.

Emna Bhira