Tunisie : En quête de liberté, des jeunes quittent le domicile familial avant le mariage

15-02-2022

Quitter le domicile avant le mariage, relève de l’inadmissible pour la plupart des parents en Tunisie, notamment quand il s’agit des filles. Ces jeunes étant adultes ou pas, indépendants financièrement ou encore étudiants, et quel que soit leurs sexes partagent le même toit avec leurs familles, jusqu’à nouvel ordre…Contrairement à l’Occident, où les jeunes quittent le foyer parental à l’âge de 18 ans.

 Sauf qu’avec le recul de l’âge du mariage, les choses sont en train de changer, et les jeunes cherchent à s’affranchir de l’autorité parentale… Ces derniers font désormais tout ce qui est en leur pouvoir pour quitter le domicile familial, et aller vivre ailleurs, étant attachés à leur indépendance, leur liberté, et ne supportant plus l’immixtion des parents dans leur vie…

Vivre chez ses parents à l’âge adulte

C’est le cas de Karim célibataire, âgé de 40 ans, directeur de restauration et de breuvages dans un hôtel, il a choisi de louer un appartement, pour y vivre seul, à quelques kilomètres de chez ses parents… « Je n’en pouvais plus des remarques sur ma manière de vivre, mes heures de travail tardives, et même sur mon style vestimentaire, en plus de  la pression familiale sur mon célibat, », se plaint-il.  En effet, ce jeune homme n’a pas pu se réadapter avec la vie familiale une fois rentré de l’étranger.

Il a expliqué qu’une fois devenu adulte, autonome financièrement, et bénéficiant d’un statut social et professionnel, l’autorité parentale serait mal acceptée par l’enfant…Sans oublier que les jeunes hommes, risquent de devenir sujets de mépris par leur entourage, en étant un vieux célibataire, vivant encore chez ses parents…», signale-t-il.

Phédra célibataire aussi, à 36 ans elle occupe le poste de directrice dans une multinationale. Et pourtant, elle n’a pas encore quitté le domicile parental. « Avec mon salaire, je gagne plus que mes deux parents profs universitaires…Mais, ce ne sont pas les moyens financiers qui m’empêchent d’aller vivre seule. La question ne se pose même pas dans notre famille plutôt conservatrice », nous confie-t-elle. 

Dans nos traditions, la fille doit vivre sous la tutelle de ses parents ou de son mari. Sauf par  nécessité, si ça se trouve qu’elle étudie ou travaille dans une autre ville ou à l’étranger.  Sinon, tant que ses parents sont en vie, et qu’ils ont un toit à lui offrir, elle doit y demeurer jusqu’à son mariage…En revanche, ceci n’est pas le cas pour les hommes, qui ont le droit « socialement », de s’affranchir de cette vie en communauté…», compare-t-elle.

Un conflit de générations

Nous avons aussi parlé avec la mère de Phédra. Intervenue à cet effet, elle a confirmé qu’il s’agit d’une tradition, ayant pour objectif de protéger ces jeunes enfants de tout malheur. Pour cette maman, il est inutile d’aller louer une maison, alors que les parents sont capables de leur assurer un cocon familial, de la nourriture et un toit gratuitement. En plus, cette alternative pour fuir l’autorité parentale, était inconcevable pour mon mari… », nous confie-t-elle.

« Issu d’une famille traditionnelle, il s’est opposé pas mal de fois à cette revendication venant de notre fille, fatiguée de la pression sociale, et souffrant d’un grand manque liberté… Etouffée par les consignes de son père, concernant les horaires de sorties, ses fréquentations, elle n’a pas d’autre choix que de se marier, ou d’aller vivre à l’étranger loin des regards…Car pour son père, les femmes doivent vivre sous la tutelle du chef de famille, qui la protégera contre les dérapages, les commérages, et les jugements de la société, plus sévère envers les personnes émancipées et anti-conventionnelles, même parmi les hommes… », nous dévoile cette maman.

Par ailleurs, se conformer aux diktats de la société, était inconcevable pour Ilef, divorcée depuis 3 ans. Cette jeune mère célibataire a choisi de vivre seule avec son fils de 5 ans.

« Pourtant ce n’était pas facile pour moi de s’affranchir de mes parents, car une fois divorcée j’ai dû regagner le domicile familial. Cette période était la plus difficile. On surveillait mes déplacements. J’étais interdite de tarder ou de trop s’afficher en public avec la gente masculine sans mon fils, pour ne pas susciter les suspicions d’une mauvaise réputation…En plus mes parents, ont commencé à intervenir dans l’éducation de mon fils. Une chose qui a déclenché mon déclic d’aller vivre seule… », nous raconte-t-elle.

A cause de cette décision, son père et ses frères ne lui adressent plus la parole, nous a-t-elle confié avec amertume.

« Pour eux, il s’agit d’une ligne rouge à ne pas dépasser…Mais c’était soit mon bonheur, soit le leur, et j’ai choisi le mien », a-t-elle conclu.

Des raisons socio-culturelles

L’attachement à la famille est une question prépondérante dans nos sociétés. Bien que les nouvelles générations modernes ont leur manière de pensée, et essaient de renouveler les traditions d’une société conservatrice, le changement s’avère difficile à appliquer.

C’est ce que nous a indiqué le sociologue Habib Riahi, lors d’un entretien accordé à Gnetnews.

En se penchant sur les raisons socio-culturelles derrière ce conflit de générations, dont l’une s’accroche à un héritage sociale dépassé, et l’autre tient à se débarrasser de ce lourd poids des coutumes, le sociologue a souligné que la famille tunisienne, bien qu’elle soit entrée progressivement dans la voie de la modernisation depuis les années soixante du siècle dernier, on ne peut pas être certain qu’elle soit composée de familles contemporaines.

Il est vrai que nous sommes relativement en dehors de la famille élargie où vivent grand-père, grand-mère et oncle, ensemble dans la même maison. Mais, par devoir social et même religieux, nous ne pouvons pas quitter la maison, hommes et femmes, sans motif impérieux, explique le sociologue.

« Quant à la deuxième raison, malgré notre implication dans la modernisation et l’émergence de la famille nucléaire, en Tunisie et dans le monde arabe en général, nous sommes restés régentés par l’éducation de l’imaginaire collectif, selon lequel les règles sociales empêchent les enfants de rechercher leur indépendance, en particulier les filles, et l’exception est pour les études universitaires et parfois la recherche d’emploi ».

Dans une société traditionnelle, la fille célibataire ou la jeune femme, ou  mère célibataire qui vit seule fait l’objet de soupçons et de commérages, et pourrait même subir de la diffamation, notamment dans les quartiers populaires, rappelle-t-il.

Il a aussi souligné que la tentative de prouver leur succès en  accédant à l’indépendance est malheureusement, source de crispation, dans une société qui vacille entre modernité et conservatisme.

Par ailleurs, les sociétés patriarcales en général, sont plus souples et flexibles, voire plus permissives envers les hommes. « Ceci revient à des facteurs religieux, sociaux et culturels également », a-t-il conclu.

Qu’en pense la religion ?

Nous avons contacté Cheikh Badri Madani, prédicateur au ministère des affaires religieuses, pour savoir s’il existe des sources religieuses derrière le refus, de voir ses « enfants » quitter le domicile, à l’âge adulte, pour plus d’autonomie.

Il a répondu dans un entretien accordé à Gnetnews, qu’en Tunisie, les mentalités sont en train d’évoluer notamment avec l’hyper scolarisation des filles.

Sous l’effet de la mondialisation et avec l’ouverture sur les autres cultures, et avec la modernisation en cours de la société, nous sommes en train de vivre de réelles transformations. « Plusieurs jeunes ayant réussi leurs carrières, ont su échapper aux diktats de la société. Il existe même des jeunes parents qui encouragent cette évolution, pour voir leurs enfants s’accomplir entièrement, loin des pressions sociales…Tant que les bonnes mœurs sont respectées et maintenues, et que les lignes rouges imposées par loi et la religion ne sont pas affranchies, il n’existe aucune raison qui s’oppose à l’indépendance, tant pour les femmes, que pour les hommes », a conclu le Cheikh.

« Plusieurs étudiants passent leurs vies estudiantines dans des foyers universitaires ou en colocation. A partir de là, les parents commencent à accepter l’idée de voir leurs enfants se responsabiliser. Même en dehors de la capitale, dans les provinces, où se trouvent les communautés les moins éduquées, les relations parents-enfants commencent à changer…Auparavant, les filles par exemple étaient interdites de se déplacer même pour étudier. C’était une honte pour les familles, dont certaines les ont déscolarisées juste pour ne pas quitter la maison en étant célibataire en plus… ».

Pourtant, la religion musulmane, dans le coran et les hadiths n’ont jamais interdit le fait de vivre seul sans ses parents. « Pour les femmes, la question du tuteur est une fausse interprétation de quelques versets. Le fait qu’elle doit être accompagnée par un membre de sa famille pour la protéger des dangers extérieurs, n’est plus de l’ordre du jour. Ces consignes concernent une époque où la sécurité était inexistante dans l’espace public, notamment durant les voyages… », précise-t-il.

Par ailleurs, il existe des jeunes qui vivent une crise identitaire. « Influencés par le modèle social occidental, ces générations souhaitent copier un mode de vie, qui n’est pas le leur. Ils oublient aussi que les familles modernes/occidentales sont plutôt décomposées, marquées par des séparations conjugales et des divorces plus fréquents. Ainsi que le soutien économique accordé aux enfants pourrait être interrompu à 18 ans par la loi…Toutes ces spécificités se contredisent avec les coutumes des sociétés musulmanes, qui ont la conviction que la famille est le pilier de la société… ».

 

Emna Bhira