Tunisie : Engouement pour l’enseignement privé, le ministère relativise et défend l’école publique (Enquête)

15-09-2021

Acquérir un bon niveau d’étude, garantir un avenir professionnel prometteur, épanouissement, et discipline, c’est tout ce que souhaitent les parents à leurs enfants, à l’heure où l’année scolaire vient de commencer.

Ces attentes semblent désormais déçues, avec la prolifération de la pandémie du covid-19 dans les milieux scolaires, la suspension récurrente des cours dans le public, les grèves répétitives des enseignants et du personnel scolaire…Autant de facteurs ayant poussé les parents à avoir recours à l’enseignement privé. Ces établissements semblent de plus en plus convaincre grâce aux avantages qu’ils offrent, malgré leurs tarifs onéreux. L’engouement des parents pour l’enseignement privé a fait dire à certains que l’affluence vers ces établissements a augmenté de 500 %, au cours de la dernière décennie (2010 – 2020).

Faux rétorque le ministre de l’Education, Fethi Sellaouti. « Ce chiffre est erroné, et est sans aucun fondement », martèle-t-il ces derniers jours dans les médias, louant les vertus de l’indétrônable école publique. 

Les établissements d’enseignement primaire et secondaire publics ont, certes, gardé la cote en accueillant chaque année plus de 2 millions et demi d’élèves (2020/2021). D’après le ministère, seuls 5% d’enfants se dirigent chaque année au privé.

École publique : Les raisons d’une désaffection

Déception des écoles publiques où régression de la qualité d’apprentissage  ? Manque de sécurité durant les récréations et les heures creuses ? Approches pédagogiques archaïques, et bourrage de crâne, tant de raisons qui n’ont pas laissé le choix à des mères et pères de famille, ayant choisi de faire des sacrifices et de consacrer leurs économies à leurs petits, en vue de leur assurer un meilleur niveau intellectuel…

Une enseignante dans un lycée privé de renommée à Tunis, Pr.Emna A. nous a expliqué l’engouement pour ce genre d’établissements.

Étant professeur au public durant une dizaine d’années, elle affirme que l’enseignement public souffre de graves anomalies, et cela depuis 2011.

« Le ministère de l’éducation a perdu la main sur la gestion et l’organisation de ses établissements. D’abord, le ratio élèves/enseignants est déséquilibré. Les classes sont encombrées, ce qui rend difficile d’enseigner et en plus d’imposer la discipline. D’autre part, le niveau des enseignants a largement régressé, y compris celui des inspecteurs. La corruption a gangréné le concours d’aptitude au professorat de l’enseignement secondaire (CAPES), ce qui a engendré l’affectation d’enseignants de niveau médiocre à plus d’un égard. S’y ajoutent la délinquance juvénile très répandue dans le public, l’absentéisme, et l’inexistence d’une pédagogie d’apprentissage adaptée ».

Pr. Emna A. s’est penchée aussi sur le rôle du numérique durant les périodes de pic pandémique, où les élèves apprenaient à distance. « Le fait que le lycée a fourni au corps enseignant tous les moyens technologiques pour assurer les cours à distance, moyennant des plateformes sécurisées, a fait gagné des points au privé. La bonne gestion des cours durant la crise sanitaire dans les établissements privés, a nui au public où la continuité des cours n’a pu être assurée, et les élèves ont ainsi subi une grande perturbation scolaire ». 

Pour accéder à tant d’avantages qui ne s’offrent plus au public, ces parents payent des sommes inaccessibles pour un Tunisien moyen. « Il s’agit bien de la classe aisée, voire l’élite de la société qui place leurs enfants dans ces établissements. Quant aux élèves du privé, ils semblent plus encadrés par leurs familles, qui leur inculquent dès leur jeune âge le fait de viser l’excellence et de réussir brillamment. Ils sont généralement tous de haut niveau, et se démarquent, par la suite,  les uns des autres par leurs notes et leurs choix universitaires et professionnels », a commenté la professeur. 

Ceci n’empêche pas l’existence de profils brillants  au public loin de ces milieux ultra compétitifs. « Au public, les élèves sont plus autonomes, comptent plus sur eux mêmes et fournissent un double effort pour décrocher les premiers classements à l’école. Concernant la culture générale et les soft skills qu’ils acquièrent,  ils sont le fruit d’un travail acharné, cumulé hors de l’école suite à des efforts personnels, et non pas reçu du milieu familiale, sociale et scolaire. « , a-t-elle conclu.

L’enseignement privée, ou l’inégalité des chances

Dans le cas d’Ines, haut cadre dans l’industrie pharmaceutique internationale, et mère de deux garçons de 3 et 5ans et demi, le recours au privé était dès le début son premier choix. « Je passe tous les jours devant une école publique, devant laquelle je voyais des mômes qui séchaient les cours, et qui étaient souvent exposés aux dangers de la rue. J’entends des injures en baissant la vitre de ma voiture. C’était inconcevable pour moi, de voir mon fils fréquenter cette école, où il n’y a aucun contrôle des surveillants ou des parents… », nous confie-t-elle.

Déterminée dès le début, Ines a inscrit son fils en première année primaire à l’ancienne école des sœurs (Bardo).

 « Au moins cet établissement est bien réputé. Dans les heures du déjeuner, mon fils sera à la cantine, sinon dans une garderie de l’école. A 500 dinars le mois, je suis rassurée de voir mon fils grandir et apprendre dans un milieu social et intellectuel acceptable. Sinon, j’ai l’esprit tranquille, mon enfant est en sécurité tout au long de la journée », assure-t-elle.

Ines a aussi parlé des conditions d’hygiène qui sont plus sûres au privé. « Les études demeurent à distance en cas de prolifération du virus dans les milieux scolaires, contrairement aux établissements publics qui continuent à donner des cours en présentiel avec un système de groupes. « Même si mon enfant est encore petit, en classe préparatoire, les maitresses ont envoyé des vidéos d’apprentissage pour les élèves, afin de les regarder au virtuel. Ces efforts sont inexistants au public. Les petits ont été longtemps livrés à eux-mêmes, avec toutes les tensions qu’on a vues l’année dernière. Des syndicats qui ordonnent le boycott des cours, de longues absences des enseignants des matières de base…Tant de problématiques qui laissent à réfléchir… », déplore-t-elle.

Pour une autre maman, Asma, cadre également dans une multinationale, elle n’a pas hésité une seconde pour placer son fils unique au privé, même si elle a, elle-même étudié au public, et y a réussi brillamment. « Avec les grèves incessantes des enseignants, le manque d’hygiène dans les classes et le système de groupe qui a détérioré le niveau des élèves, ce n’était plus question de choix, mais d’obligation de sauver mon fils en l’introduisant dans une école publique française en Tunisie », nous dit-elle.

« Bien que j’aie payé 5000 dinars comme frais d’inscription, en plus des 800 dt mensuels, ça me contente de voir mon fils épanoui intellectuellement, socialement, et culturellement. C’est un sacrifice que je lui dois, puisqu’il est enfant unique. Mon objectif serait d’investir en son avenir », nous confie-t-elle.

En parlant du contenu des cours, Asma nous a indiqué que dès leur jeune âge, leurs programmes d’apprentissage incluent les langues vivantes, l’histoire, des excursions de découverte, et une ouverture sur le monde. « C’est tout ce qui crée les profils brillants qui réussissent plus tard professionnellement, et percent dans leur carrière moyennant un bagage solide de connaissances et de réflexion », a conclu la maman de Mohamed.

Pour les tarifs, Gnetnews a fait une tournée dans certaines écoles privées de renom.

Dans un collège de cité Ennaser (Tunis), nous avons effectué une simulation du cout d’une année d’étude d’un enfant de 13 ans. La facture inclut les frais d’inscription (2100dt), les frais d’un test de niveau (100dt), une demi-pension à la cantine (1990dt), transport scolaire (1950dt), tablier/polo (43dt), et tenue de sport (90dt). Le total était de 9812 dt, soit à peu près 10 000 dinars pour une année, dans cet établissement. Pour les classes terminales de baccalauréat, la facture peut atteindre les 12 000 dinars.

Tentant de trouver une école avec des prix raisonnables, nous sommes tombés sur un établissement de classes préparatoires et primaires où les frais d’inscription sont moins chers (250dt), et gratuits pour les frères et sœurs. Mais ce manque à gagner est compensé autrement, avec les frais de scolarité (250dt par mois), la garderie à 50dt, le panier de gouter à 70dt, et l’accès à la cantine à 100 dt.

Il est vrai qu’étudier dans le privé contribue à l’accentuation des inégalités sociales. Bénéficier des études de qualité dépend désormais des moyens financiers des élèves. La gratuité de l’école ne contribue plus à instaurer l’égalité des chances entre les enfants, et l’ascenseur social est en panne, pour cette raison et tant d’autres. L’enseignement public régresse, de l’aveu de tous, seule une réforme en profondeur, pourrait lui redorer son blason.

Emna Bhira