Tunisie : L’instabilité et les freins à l’investissement poussent le capital à fuir…vers le Maroc

09-02-2022

Tout est parti d’un chiffre alarmant. Selon une information largement diffusée sur les réseaux sociaux à la fin de l’année 2021, elles seraient 150 entreprises tunisiennes à avoir décidé de quitter la Tunisie pour s’implanter au Maroc,

Si cela était démenti par l’UTICA, le principal syndicat patronal du pays, aucun chiffre ne prouve réellement le contraire.

Ainsi, cette rumeur nous a poussé à enquêter sur le climat des affaires en Tunisie. Il n’est un secret pour personne que depuis la Révolution bon nombre d’entreprises locales et surtout étrangères ont pris le large à cause de l’instabilité politique, de la fragilité de l’économie, de la corruption et des lourdeurs de l’administration tunisienne, au profit d’autres pays du continent africain qui offrent des opportunités d’investissements bien plus favorables.

Baromètres, sondages, études…Le climat des affaires tunisien en berne

Les récents rapports sur le climat des affaires en Tunisie montrent qu’il n’est pas en sa meilleure forme. En effet, les baromètres, études et autres sondages réalisés dans le pays ou à l’international dévoile les signaux alarmants pour l’investissement et donc le développement économique.

En effet, la dernière enquête annuelle sur le climat des affaires et la compétitivité des entreprises réalisée par l’Institut Tunisien de la Compétitivité et des Etudes Quantitatives (ITECQ) et publiée à la fin de l’année 2021, indique que l’indice de synthèse sur le climat des affaires et la compétitivité des entreprises a reculé de manière importante passant de 58 points en 2019 à 48 points en 2020.

Des résultats qui sont imputés à la pandémie de Covid-19 mais également à des problèmes économiques structurels.

D’après l’enquête, le critère qui a le plus reculé est celui du climat politique. Ainsi  70% des entreprises interrogées estiment que le climat politique constitue un grave handicap pour le climat des affaires en Tunisie, suivi par la corruption à hauteur de 69%, les entreprises déplorant à cet égard la complexité des procédures administratives, la peur du rejet de la demande, une volonté d’accélérer les choses pour gagner du temps.

Le dernier baromètre sur le climat des affaires en Afrique en 2021, réalisé par le Conseil français des Investisseurs en Afrique (CIAN), classe, quant à lui, la Tunisie cinquième sur 31 pays. Le pays a obtenu un score de 2,8 sur 5 contre 3,6 dans sa précédente édition. Ainsi, la Tunisie se retrouve derrière l’Ile Maurice, le Maroc, le Mozambique, l’Egypte et l’Afrique du Sud et se retrouve au même niveau avec le bénin, le Ghana et le Togo.

Un recul qui s’est également fait ressentir sur les investissements directs étrangers (IDE), qui ont enregistré une baisse de 2 % au cours du troisième trimestre de 2021. Le flux des investissements internationaux s’établit à 1.383 MD, durant les neuf premiers mois de l’année 2021, contre 1.411 MD, au cours de la même période de l’année 2020.

Le Maroc…nouvel eldorado pour les investisseurs tunisiens

« Opportunités d’affaires : les Tunisiens se ruent vers le Maroc ». Voilà le titre d’un article paru dans le journal économique marocain « Les Inspirations Eco », paru en novembre dernier se fondant sur le constat de plusieurs cabinets d’affaires du Royaume qui affirment qu’ils « sont de plus en plus consultés par des opérateurs tunisiens qui recherchent des opportunité de croissance au Maroc », peut-on lire.

En effet, l’épisode de la Révolution avait déjà fortement profité à nos voisins marocains qui ont vu de nombreuses entreprises, notamment de textile et de BTP, quitter la Tunisie pour s’installer au Maroc à cause d’une situation politique et économique plus stable.

Les investisseurs tunisiens voulant s’implanter au Maroc pourront profiter d’une dynamique plus importante en termes d’investissements privés. Leur présence au Royaume leur permet d’être plus proches de leur marché local, mais aussi et surtout de l’Europe.

Matraquage fiscal

Un fait qui nous est également confirmé par Mr Mourad Ben Mahmoud, expert-comptable, membre de CONECT (syndicat patronal) et principal contributeur de l’enquête Miqyes portant sur le baromètre de santé des PME en Tunisie.

Selon lui, les investisseurs qui partent pour le Maroc y vont soit pour s’attaquer au marché européen grâce à une meilleure proximité ou tout simplement prendre leur part du gâteau sur le marché marocain qui dispose d’un pouvoir d’achat plus important.

Le problème qui freine les investisseurs est l’instabilité fiscale, a-t-il expliqué. « Les décisions se prennent avec une exécution immédiate tous les mois de novembre de chaque année. Tous les ans il faut s’attendre à une surprise. Tous les signaux fiscaux sont dans une logique de plus de fiscalité pour les sociétés exportatrices ».

A cet égard, la loi de Finance 2022 a porté un coup dur sur les société totalement exportatrice. En effet, l’article 52 de la LF 2022 annule le régime suspensif de la TVA pour les sociétés de commerce international et les entreprises de services exportatrices. Une mesure qui menace près de 1000 entreprises opérant dans ce domaine, qui assurent 80 % des exportations de la Tunisie vers le marché subsaharien, et approvisionnent de nombreuses entreprises industrielles  complètement exportatrices. Encore une décision qui risque de voir partir ces entreprises.

Mourad Ben Mahmoud souligne en outre que les PME qui agissent dans le secteur de l’agroalimentaire, crées dans les année 2000, peinent car elles ne trouvent plus les financements pour développer leur activité en Tunisie. « Avec la dévaluation du dinar et le manque de financement, ils ont besoin d’atteindre une taille critique et pour cela ils doivent aller à l’export rapidement. La solution la plus simple est de se rapprocher du site client, plutôt que d’exporter par conteneurs vers des pays promoteurs ou il n’y a pas de ligne maritime », recommande-t-il.

Coût de financement trop élevé

L’autre frein à l’investissement demeure dans le cout de financement. « Qu’est ce qui est rentable après avoir laissé 12% à la banque ? La prise de risque est plus difficile à prendre dans un environnement où le coût du crédit est élevé et où le marché est petit et où l’encouragement est plus faible puisqu’on doit payer l’impôt sur les exportations, impôts sur les dividendes provenant de l’argent de l’exportation,etc… Tout est fait pour qu’on ne puisse plus faire de l’exportation depuis la Tunisie. Donc, les sociétés se délocalisent dans des pays où ils payent moins d’impôts, ou ils peuvent disposer de leur argent et disposer de financements plus avantageux », ajoute l’expert-comptable.

Contexte social incertain

Outre les frein économiques, les aspects sociaux sont également une condition importante pour attirer les investisseurs. Ainsi, d’après Ben Mahmoud, la Tunisie pâtit d’un manque de garanties de la part de l’Etat. « Quand on investit dans un pays ou l’Etat n’est pas fort mais où les syndicats et les autorités régionales sont fortes, cela comporte des risques. Il risque de se retrouver tributaire de syndicats, de problèmes sociaux dans les usines voisines,  ou même de problèmes politiques de la région, se retrouvant l’otage de problèmes qui ne sont pas les siens. Il ne peut donc pas assurer une continuité dans son travail si par exemple on lui bloque la route pour accéder à son usine. Alors cela n’encourage pas à l’investissement », dit-il.

« Les investisseurs n’ont pas besoin d’avantages ils ont besoin qu’on les laisse travailler sans qu’ils ne soient perturbés par des problèmes qui ne le concernent pas et lui assurer la route qui lui permettra d’acheminer sa marchandise », ajoute-t-il.

La Tunisie a besoin d’une stratégie à long terme pour attirer les investisseurs

Avec les changements de législations fiscales récurrentes, difficile pour les investisseurs de se projeter. En effet, il n’y pas de planification qui permet aux investisseurs d’avoir une vision, des coûts et des recettes en s’installant en Tunisie ou en développant une activité déjà en cours.

« Les opérateurs viendront payer de l’impôt seulement s’ils peuvent les anticiper afin de les faire entrer dans leurs calculs de coûts. Aujourd’hui, ils subissent les impôts avant d’avoir signer les contrats et se retrouvent mal menés dans leurs résultats », déplore le trésorier de la CONECT International.

Ce dernier recommande à l’Etat d’envisager une politique fiscale à plus long terme et donner des signaux positifs clairs de visibilité et de la transparence afin de conserver les investisseurs et en attirer d’autres. « Si un investisseur veut par exemple acheter ou louer un terrain industriel, il faut que la procédure soit claire et rapide. Aujourd’hui il y a beaucoup trop de lourdeurs administratives générées par des exceptions, des particularités et des cas exceptionnels. Il faut faciliter les procédures et aller à l’essentiel », souligne Ben Mahmoud.

Enfin, d’après l’expert-comptable, il faut que la Tunisie rattrape le train du commerce en ligne à l’international afin de booster les exportations. En effet, il n’est pas encore possible pour des entreprises tunisiennes de vendre leurs produits en relation directe avec le client final.

La rigidité au niveau des exportations (biens ou services) en ligne à cause des restrictions au niveau des procédures de change a été largement critiqué dans un récent rapport d’évaluation de la situation économique en Tunisie publié par la Banque Mondiale.  En effet, l’utilisation de Paypal, perçue comme un gage de sécurité pour effectuer des transactions en ligne et exigée pour l’enregistrement sur les plateformes internationales, n’est toujours pas permise en Tunisie.

Cela limite significativement la possibilité pour environ 1500 entreprises tunisiennes de se développer à travers la vente en ligne à l’étranger, surtout pour les petits commerçants qui agissent dans les secteurs de l’artisanat, du terroir et des produits cosmétiques et parapharmaceutiques.

Wissal Ayadi