Tunisie : Les maires livrés à eux-même, face à l’incivisme, et des autorités peu coopératives ! (Entretien avec Adnen Bouassida)

13-07-2022

La Tunisie compte 350 municipalités. Elles sont le premier interlocuteur des citoyens en quête de questions sur leur ville. Voirie, propreté, déchets, état-civil sont les principales prérogatives des mairies.

Mais dans l’inconscient collectif des citoyens, tous les problèmes doivent être réglés par les municipalités qui ne disposent en réalité que d’un pouvoir restreint sur les quelques domaines de compétences énoncés ci-dessus. Une situation qui devient de plus en plus difficile pour les Maires qui se retrouvent en première ligne face aux revendications, pour lesquelles les solutions sont rares.

Pour en parler, nous nous sommes entretenus avec Adnen Bouassida, Maire de Raoued et président de la Fédération nationale des communes tunisiennes (FNCT).

Quel est le sujet sur lequel les présidents de municipalités sont le plus critiqués?

Les déchets incontestablement. Mais d’abord c’est important de remettre les choses dans leur contexte. Quand on parle des déchets, il faut savoir qu’il y a plusieurs acteurs qui gèrent ce sujet. La municipalité ne s’occupe que du ramassage des poubelles et de leur transport vers les centre de tri et de collecte. Les déchetteries sont gérées par le ministère de l’environnement à travers l’ANGED. C’est à elle d’enfouir les déchets en fonction d’un cahier de charge très précis. Avec cela, les principales recommandations ne sont pas respectées.

Par exemple à Raoued, quand les déchets ne sont pas enlevés, on rejette tout de suite la faute sur la municipalité, alors qu’en réalité les ordures ne peuvent pas être ramassées car le centre de Borj Chakir, parfois fermé, et donc nous n’avons pas d’endroits ou déposer les déchets.

Par ailleurs, dans le code des collectivités territoriales, il est indiqué que les municipalité doivent faire le tri dans les déchets, mais il est aussi indiqué que c’est à l’Etat de fournir les solutions financières pour réaliser cette opération. Aujourd’hui on parle de tri sélectif, mais il faut également que l’Etat nous finance les poubelles mais aussi les camions qui ramassent, or rien de tout cela n’est fait.

Les municipalités sont souvent attaquées par les citoyens pour leur inaction. Que leur répondez-vous ?

Les citoyens ont des attentes très importantes qui sont fausses par rapport aux prérogatives de municipalités. Quand j’ai pris les rênes de la municipalité de Raoued, je me souviens qu’un citoyen, en désaccord avec sa femme, est venu me demander s’il devait divorcer ou non. C’est une anecdote, certes, mais qui est très représentative de ce qui se passe aujourd’hui dans les municipalités.

Malheureusement, avec mon expérience de 4 ans en tant que Maire, je me suis rendu compte que le citoyen n’avait aucune notion de la légalité quand il s’agit de son propre intérêt et ne dispose d’aucune conscience d’intérêt collectif.

Quand on donne un permis de construire pour 2 mètres, le bénéficiaire en construit finalement 10. Les poubelles  sont systématiquement déplacées parce qu’ils ne veulent pas qu’elles soient devant chez eux…alors que l’emplacement est étudié en fonction du nombre d’habitants dans la zone.

Il y a beaucoup d’incivisme de la part des citoyens. Aujourd’hui on nous casse les bancs mis à disposition dans les parcs et jardins, on vole des barrières qui sont dans les ronds-point, ils volent les chaises qu’on met au bord de la mer, on vole les conteneurs à poubelle mais aussi les petites poubelles de ville afin de les utiliser pour confire les légumes. Ceux qui construisent sans autorisation volent des compteurs d’électricité servant à l’éclairage public. Sans parler des gens qui ne payent pas les impôts locaux. Alors il ne faut pas tout mettre sur le dos des municipalités !

Pour faire changer les mentalités, il faut développer l’éducation civique dès l’école. C’est à l’éducation nationale d’apprendre aux enfants le rôle des institutions, la sensibilisation à la propreté, à la préservation de l’environnement ainsi que le patriotisme et le sentiment d’appartenance à la nation. Cette hostilité face aux biens publics et aux institutions sont les conséquences, à la fois des années de dictature, mais aussi de l’anarchie apparue après la révolution.

Parlons budget. Est-ce que les municipalités disposent d’assez de financements pour assurer des services publics de proximité et de qualité ?

En 2018, le budget des municipalité représentait environ 4% du budget de l’Etat. En 2021, ce chiffre est passé à 2,75%. En 2022, on ne sait pas car nous n’avons plus d’interlocuteurs depuis que les municipalités sont passées de la tutelle du ministère des affaires locales au ministère de l’Intérieur. Nous  sommes en pleine mer, sans aucune bouée de sauvetage.

A cause de cette forme de gouvernance, en découlent de nombreux problèmes relatifs aux compétences. Par exemple, nous ne savons plus qui de la municipalité ou de l’APAL doit nettoyer les plages, les pompiers nous demande de leur mettre à disposition des maîtres nageurs alors qu’en réalité ce n’est pas de notre compétence.

En tant que municipalité, nous devons dépenser l’argent des contribuable pour nos routes, nos écoles maternelles, l’éclairage, assurer les services d’état civil, la propreté… Or aujourd’hui, on nous demande d’intervenir sur des compétences qui ne sont pas les nôtres comme les mosquées, les écoles, les plages, etc. 

Le plus gros problème des municipalités est dans la justice fiscale. Pour exemple, les municipalités doivent entretenir certaines voiries…Alors pourquoi nous n’avons pas le droit de toucher une partie des recettes issues des vignettes automobiles ? Il en va de même, pour les usines et industries présentes dans les villes et qui profitent de l’électricité, des zones industrielles, des routes et qui ne nous reversent même pas un millime de TVA.

Selon vous, la décentralisation est-elle nécessaire et dans quelle mesure ?

Des lois ont été promulguées dans le sens de la décentralisation…mais dans les faits, celle-ci n’existe pas car le pouvoir est encore aujourd’hui hyper-centralisé.

Au moment où le projet de décentralisation a été remis sur la table par Youssef Chahed en 2018, la manière dont cela a été fait, a poussé le citoyen à croire que les municipalités allaient trouver les solutions à tous les problèmes.

Si on veut parler de décentralisation il faut développer ce qu’on appelle un « système de gestion économique territorial » efficace. Un système qui a fait ses preuves dans le monde entier. Aujourd’hui en Hollande 50% du budget de l’Etat est alloué aux municipalités, 70% du port de Rotterdam appartient à la municipalité. Dans la majorité des villes développées à travers le monde, les entreprises payent des taxes aux communes et les habitants s’acquittent de leurs impôts locaux. Ce sont ces recettes qui font que les villes soient propres, que les routes sont en bon état, qu’il y a une diversité d’industries et de commerces, des établissements culturels,etc…

Il y a aussi l’enjeu de la digitalisation qui doit faire l’objet d’une réflexion. Les services relatifs à l’Etat civil et autres signatures légalisées coûtent plus d’argent aux mairies qu’ils n’en rapportent. Il s’agit d’un véritable gaspillage d’argent public. Cela représente des centaines de millions de dinars par an en personnel, en papier, en électricité.

Enfin le dernier sujet concerne le salaire des présidents de municipalité. Aujourd’hui ils sacrifient leur vie sociale et professionnelle en faveur du service public mais en contrepartie d’un salaire dérisoire, sachant que ce salaire provient du budget de la municipalité. Aujourd’hui, ce salaire est calculé et figé en fonction du nombre d’habitants… Avec l’inflation, j’ai certains présidents de municipalités qui m’appellent à la veille du Ramadan ou à la veille de la rentrée scolaire, et qui se demandent comment ils vont réussir à faire leurs courses et à faire vivre leurs familles. Comment voulez-vous lutter contre les pots-de-vin et toute autre forme de corruption ?

Dans la loi de décentralisation, il existe 38 décrets gouvernementaux. Seuls 11 ou12 ont été appliqués. En Tunisie, il manque la volonté et le courage politique pour instaurer une vraie décentralisation.

Propos recueillis par Wissal Ayadi