Tunisie : La peur d’une inflation à deux chiffres inquiète, analyse d’un économiste

10-06-2022

La cherté de la vie se fait de plus en plus ressentir, avec la tendance haussière de l’inflation qui se situe à 7.8% en mois de mai, selon les indices de prix à la consommation de l’Institut national de la statistique (INS). 

Avec une économie nationale en berne, frappée de plein fouet par la crise sanitaire, accentuée par les répercussions du conflit russo-ukrainien sur le cout de l’importation, les Tunisiens risquent de voir leur pouvoir d’achat mis à l’épreuve de la déferlante d’une inflation à deux chiffres d’ici la fin de l’année.

 Le rythme de la hausse des prix s’accélère d’un mois à un autre,  après 7,5% en avril, 7,2% en mars, 7% en février et 6,7% en janvier. Cette progression est expliquée essentiellement par la hausse continue des prix du groupe logement, eau, gaz, électricité et autres combustibles (7,3% contre 5% en avril) et des prix du groupe meubles, articles de ménage et entretien courant du foyer (8,4% contre 7,4% en avril), annonce l’Institut national de la Statistique.

Les variations mensuelles concerneraient l’alimentation de base, dont les prix se sont accrus légèrement de 0.2%. C’est le cas des oeufs ( 23%), des huiles alimentaires ( 20.1%), des viandes bovines (1.5%), des viandes ovines (1.2%). Selon les chiffres de l’INS, tous les secteurs seront touchés par cette hausse dont l’ameublement, les articles de ménage et entretien courant du foyer (1.2%). 

 

Afin d’analyser les causes de cette inflation, nous nous sommes entretenus avec l’économiste Ridha Chkoundali, qui en a expliqué les principales sources d’inflation.

D’abord, il y a l’inflation par les coûts. « Quand les salaires augmentent, les coûts de production augmentent inéluctablement pour les entreprises. Tout comme l’énergie, les transports, etc… », souligne-t-il.

Ensuite, l’inflation engendrée par la demande. C’est quand l’Etat donne des salaires sans que la croissance ne suive. Cela provoque une hausse de la demande, sans que le niveau de production augmente sans qu’il y ait en somme une croissance économique.

Enfin, le dernier aspect de l’inflation est monétaire. C’est quand on injecte de la monnaie dans l’économie sans contrepartie réelle et c’est ce que nous vivons en Tunisie. L’Etat emprunte auprès des banques et de la Banque Centrale sans qu’il n’y ait aucun effet sur la croissance », affirme l’expert.

A cet égard, le conseil d’administration de la Banque Centrale de Tunisie (BCT) a décidé, le 17 mai dernier, de relever le taux directeur de la BCT de 75 points de base, le portant à 7%. Ce taux a été relevé après l’examen des dernières évolutions économiques et financières et a pour objectif de contrecarrer les tensions inflationnistes prévues et surtout à freiner une accélération de cette inflation.

D’après Ridha Chkoundali, l’approche de la Banque centrale est totalement fausse. « La BCT considère que l’inflation vient d’une demande supplémentaire sur le marché qui résulte de la demande sur les biens de consommation importés. Donc il faut augmenter le taux d’intérêt pour comprimer les crédits de consommation.

La consommation de biens importés donne un déficit commercial qui favorise la dépréciation de la valeur du dinar tunisien. Ceci donne ce qu’on appelle une inflation importée. Or quand on regarde le déficit commercial de la Tunisie, on voit bien que le déficit vient du carburant (40% du déficit commercial), et des biens d’équipements, matières premières, car nous sommes une économie dépendante. On ne peut produire que quand on importe les matières premières et les équipements. La part des biens de consommation est presque négligeable », explique-t-il.

Ridha Chkoundali / Economiste

Ainsi, selon Chkoundali, il serait inutile d’augmenter le taux directeur si l’inflation est issue essentiellement de la hausse mondiale du prix du baril. « Cette décision porte un coup dur de plus au portefeuille des Tunisiens car ils se retrouvent à rembourser des crédits à des taux d’intérêts importants avec des mensualités de plus en plus grandes », assure-t-il.

L’économiste est peu optimiste quant à une évolution positive de la situation, sans une vision claire de la politique économique à mener en Tunisie. Il explique que les possibilités sont restreintes à cause d’un immobilisme qui date de plusieurs années de la part des autorités.

« On peut comparer l’économie à une maladie. Plus on laisse la maladie prendre du terrain plus les marges de manœuvre sont moindre et les médicaments moins efficaces. En 2012, 2013, 2014, il y avait encore une marge de manœuvre possible, mais l’occasion n’a pas été saisie et l’Etat est resté spectateur d’un glissement vers la situation que nous connaissons aujourd’hui. De plus les crises du Covid-19 et la guerre qui oppose la Russie et l’Ukraine n’ont fait qu’accentuer cette cavalerie, faisant subir à l’économie tunisienne des pressions supplémentaires auxquelles elle n’a pas pu faire face », dit Chkoundali.

Pour ce qui est des solutions, l’économiste préconise une politique commune entre l’Etat et la Banque Centrale de Tunisie. « Nous sommes dans une transition démocratique. Il faut que toutes les forces s’unissent afin de faire réussir cette transition. Aujourd’hui c’est tout le contraire. La Banque Centrale d’un côté et l’Etat de l’autre. Dans le programme économique prévu par l’Etat il n’y aucune référence à la politique monétaire qui est une mission de la Banque Centrale. L’Etat est entrain de faire un programme indépendant de la Banque Centrale.

De plus, la stratégie envisagée par l’Etat n’englobe pas, à mon sens, tous les Tunisiens, mais seulement la classe aisée, et ce alors que nous sommes en temps de crise. Ils utilisent des méthodes comme si nous avions un taux de croissance à 10% et que tout allait bien.Donc cela n’a pas de sens! », déplore Ridha Chkoundali.

« De plus ce qui se passe en ce moment dans les débats politiques ne donne pas vraiment de bons signes. Aujourd’hui nous sommes entrés dans les débats de la référence à l’Islam dans la Constitution, alors que les problèmes économiques asphyxient les Tunisiens », conclue-t-il.

Emna Bhira et Wissal Ayadi