Tunisie/ Céréales : Sommes-nous menacés d’insécurité alimentaire ? (Entretien avec Tarek Jarrahi)

24-11-2021

La sécurité alimentaire de la Tunisie ne cesse de se détériorer. Selon la moyenne triennale de l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), 25,1 % des Tunisiens se trouveraient dans un état d’insécurité alimentaire modérée à grave au cours de la période 2018-20, contre 18,2 % en 2014-2016.

Si l’autosuffisance a été atteinte en produits laitiers, en légumes et en fruits, la Tunisie demeure dépendante en céréales. En effet, environ 50% des céréales utilisées pour la consommation humaine et 60% pour celle du bétail sont importés…à prix d’or à cause de notamment de la flambée des cours mondiaux. Selon les derniers chiffres publiés par l’ONAGRI, les importations auraient subi une augmentation de 11% alors que les exportations ont baissé de 13,5%, menant à un déficit de 1,699 milliard de dinars de la balance commerciale alimentaire.

Faut-il craindre pour la sécurité alimentaire du pays ? Quels sont les principaux problèmes dont souffrent les grandes cultures ?

Pour répondre à ces questions, nous nous sommes entretenus avec le Directeur Général de l’Institut nationale des grandes cultures (INGC), Tarek Jarrahi.

Comment s’annonce la saison des grandes cultures en Tunisie ?

Nous n’avons pas vraiment de déficit pluviométrique pour le moment. Dans le nord, nous avons eu un peu de pluie. Les semences sont disponibles sur le marché et les agriculteurs ont déjà commencé à acheter. Nous avons de l’humidité dans le sol et certains agriculteurs ont même commencé à semer.

Nous avons eu juste quelques manques d’approvisionnement  au niveau du DAP (Di-Ammonique Phosphate). Il s’agit de l’engrais qui s’utilise avant le semis. Mais les agriculteurs ne l’utilisent pas chaque année puisque cela dépend du taux de phosphate dans les sols. S’il est suffisant, alors ils n’en auront pas besoin. Il y a eu toute une polémique autour de ce manque, mais au final ce n’est pas vraiment un problème.

Tarek Jarrahi / Directeur général de l’Institut national des grandes cultures

Quelles sont les conséquences du déficit pluviométrique ?

Notre plus grand problème est celui du niveau de remplissage des barrages. Pour nous c’est une garantie d’irrigation en cas de sécheresse intense. Si la pluie ne tombe pas d’ici le mois de janvier ou février, nous devrons avoir recours au pompage dans ces barrages.

C’est inquiétant car il y a des barrages qui sont complètement vides. Dans le Nord qui est supposé être une zone à précipitations, il y a des barrages qui sont à des niveaux très critiques.

Pour le moment, avec les dernières pluies qui sont tombées dans le Nord, nous pouvons garantir un approvisionnement en eau jusqu’au mois de décembre, mais au-delà ce sera critique. Les sols sont humides mais on espère vraiment que la pluie arrivera. Par contre ce n’est pas le cas dans le centre du pays où le déficit pluviométrique se fait vraiment ressentir. Et sans pluie, la production baissera inévitablement.

Concernant les maladies, il y a des foyers surtout du côté de Béja et Bizerte. Les maladies se développent quand il y a de l’humidité et des températures douces ou chaudes. Mais pour le moment, nous n’avons pas vraiment de problèmes de ce côté là. Ici à l’Institut national des grandes cultures, nous suivons l’évolution des potentielles maladies et nous mettons en place des alertes quand nous voyons que c’est critique. La maladie la plus fréquente est la septoriose qui apparait au mois de janvier.

Pourquoi la Tunisie a  importé une grande partie de ses besoins en blé tendre ? Sommes-nous capables d’atteindre l’auto-suffisance ?

En Tunisie, la stratégie de l’Etat consiste à encourager la culture de blé dur car au niveau du marché mondial le blé dur est plus rare. A la revente, le blé dur est plus rentable que le blé tendre et l’orge car il est plus cher.

De plus en Tunisie, nous avons un besoin important en blé dur notamment pour la fabrication du couscous ou des pâtes. Ainsi, les parcelles dédiées au blé tendre ont largement diminué.

Cependant, nous avons aussi un besoin en blé tendre car c’est ce qui permet de fabriquer le pain et c’est un produit vital pour le Tunisien. La production nationale ne couvre pas les besoins du pays donc nous sommes dans l’obligation d’importer.

Si nous voulons faire baisser ce déficit dû à l’importation, il faudrait qu’il y ait des incitations pour l’agriculteur à cultiver le blé tendre et cela passera inévitablement par l’augmentation du prix de la farine. Il faut également faire une grande campagne de sensibilisation auprès de la population sur le gaspillage du pain. Aujourd’hui, beaucoup trop de pain est jeté à la poubelle. Se pose ainsi la question de l’augmentation du prix du pain. Si l’Etat mène une campagne sur ces deux pans, alors nous pourrons atteindre les 80% des besoins voire l’autosuffisance.

Y -t-il un risque pour la sécurité alimentaire ?

Nous sommes capables d’assurer notre sécurité alimentaire si nous prenons tous ces éléments en compte. Au niveau de l’INGC nous avons fait des recherches et nous en avons conclu que la Tunisie est capable d’améliorer sa production d’environ 30% et à certains endroits cela peut atteindre plus de 50%.

C’est le cas notamment dans la région de Fernena, dans le gouvernorat de Jendouba où le climat est semi-humide, où les pluies sont abondantes et où la terre est de bonne qualité. Là bas, les agriculteurs continuent à produite entre 20 et 25 quintaux de blé alors qu’ils pourraient en produire le double, voire plus.

En cause, l’aspect technique. Les techniques d’exploitations ne sont pas au point et l’agriculture y est encore très traditionnelle. Ainsi, il n’y a pas d’optimisation. L’autre problème vient du morcellement des terres dus aux héritages. Les parcelles sont de plus en plus petites et l’agriculteur ne peut pas faire usage de machines agricoles qui permettent d’avoir une production et un rendement optimal. C’est un vrai problème sachant qu’en plus il y  a une loi qui interdit le morcèlement des terrains agricoles, mais malheureusement elle n’est pas appliquée.

Quelles sont les solutions pour améliorer la production de céréales?

Parmi les problèmes, il y a celui de la monoculture. Il y a des agriculteurs qui cultivent du blé chaque année. Alors que la culture des semences repose sur un système de production bien particulier, celui de la culture par alternance.

Pour que la culture des semences soit rentable, il faut cultiver, sur la même terre d’autres produits, comme des fèves ou des pois chiches par exemple. Or en Tunisie, la plupart des agriculteurs ne pratiquent pas cette alternance et cela favorise notamment l’appauvrissement de la terre et la prolifération des maladies. Ainsi, les productions ne peuvent pas augmenter. D’ailleurs, nos études ont démontré que la plupart de nos terrains sont de moins en moins fertiles.

Il faudrait également se trouver vers d’autres cultures comme celles du Colza, utile à la fabrication de l’huile de colza. Présente depuis peu en Tunisie, le Colza a permis d’améliorer la fertilité des sols et la qualité des semences. Les légumineuses ou encore la betteraves à sucre sont aussi préconisés pour améliorer la productivité en Tunisie.

Nous devons avoir une vision à long terme. C’est très important car pour le moment notre stratégie agricole ne fonctionne qu’à court terme, voire à très court terme. Nous sommes en train d’utiliser des ressources que les générations futures ne trouveront peut-être plus.

Propos recueillis par Wissal Ayadi