Tunisie/ Chèques sans provision : Dépénalisation ou coercition : les avis sont partagés !

17-05-2023

La législation régissant les chèques impayés est très répressive en Tunisie. Elle s’appuie essentiellement sur l’argument de la protection de l’ordre économique. Ainsi, la Tunisie fait partie des rares pays dans le monde à pénaliser l’émission de chèques sans provision par des peines de prison illimitées.

Malgré l’amnistie décrétée en février 2022 et valable jusqu’au 31 décembre 2022, la problématique des chèques sans provision en Tunisie n’a pas été résolue, au contraire, le chiffre a continué d’augmenter.

D’après un rapport publié en septembre 2022 par la Banque centrale de Tunisie, au premier semestre 2022, le taux de rejet des chèques en Tunisie a augmenté de 17,7 %. Sur un total de 12 millions de chèques émis, plus de 2 millions d’entre eux représentant un montant de 1,4 milliard de dinars ont été rejetés.

Un phénomène massif qui a conduit les tribunaux à crouler sous les dossiers et à surcharger les prisons. Ainsi, de plus en plus d’acteurs économiques prônent la dépénalisation des chèques sans provision.

Que dit la loi ?

Selon l’article 411 du code de commerce, les infractions liées aux chèques sans provision en Tunisie sont sévèrement punies. Voici les principales dispositions :

Émission ou acceptation de chèques sans provision :

Émettre un chèque sans avoir de fonds suffisants ou retirer des fonds après l’émission du chèque est passible d’une peine d’emprisonnement de cinq ans et d’une amende équivalente à 40 % du montant du chèque ou du reliquat de la provision, à condition qu’elle ne soit pas inférieure à 20 % du montant du chèque ou du reliquat de la provision.

Accepter sciemment un chèque émis dans ces conditions est également punissable.

Complicité et dissimulation :

Aider délibérément le tireur du chèque à dissimuler l’infraction, en tant que professionnel, en s’abstenant de prendre les mesures requises par la loi ou en enfreignant les règlements et obligations professionnelles, est également répréhensible.

Contrefaçon ou falsification de chèques :

Contrefaire ou falsifier un chèque est passible d’une peine d’emprisonnement de dix ans et d’une amende de 12 000 dinars, sans possibilité que l’amende soit inférieure au montant du chèque.

Accepter sciemment un chèque contrefait ou falsifié est également punissable.

Ces sanctions sont énoncées dans l’article 411 du code de commerce en Tunisie, et elles sont spécifiques aux infractions liées aux chèques sans provision.

Les partisans de la pénalisation

Les arguments tenus par les  parties qui plaident contre la dépénalisation des chèque sans provision sont d’abord que le risque de prison aurait un pouvoir de dissuasion. Il pousserait les émetteurs des chèques à respecter leurs engagements.

Par ailleurs certains indiquent que si l’on supprimait la pénalisation du chèque sans provision, on léserait ses bénéficiaires et le système économique tunisien risquerait le crash, car 50% des transactions économiques se font par le biais de ce document.

D’après un avocat qui a voulu rester anonyme, il serait utile de travailler à accélérer les délais des procédures au niveau du tribunaux, pour protéger les droits des personnes victimes de chèques impayées dont le nombre est très important.

« Les procédures au niveau des tribunaux sont lentes et cela lèse les intérêts des bénéficiaires des chèques qui restent dans l’attente que l’action publique aboutisse à une condamnation pour avoir un moyen de pression pour être payés. Le chèque est un moyen de paiement à vue et n’est pas un moyen de crédit », affirme notre interlocuteur.

A cet égard, il affirme que de nombreuses personnes savent que la procédure judiciaire est lente et l’utilisent pour procéder à l’émission de chèques sans provision. « La procédure judiciaire est longue et certains n’hésitent pas émettre des chèques sans provision et ne régularisent leur situation au moment où leur affaire arrive en fin de procédure devant les tribunaux. Il peut se passer 1 an voire 2 ans entre la date du certificat de non-paiement et la date d’un d’un jugement. Entre temps, ces personnes profitent de ce qu’ils n’ont pas payés », nous dit-il.

La loi est-elle contraire aux droits de l’Homme?

De son côté Maître Mourad Dellach, avocat au barreau de Tunis indique que la pénalisation des chèques impayés doit être abrogée. Dans se sens il affirme que la Tunisie est confrontée à l’obligation du respect de l’article 11 du pacte international relatif aux droits civils et politiques de l’ONU, ratifié par la Tunisie et entré en vigueur en 1976. Cet article dit :” Nul ne peut-être emprisonné pour la seule raison qu’il n’est pas en mesure d’exécuter une obligation contractuelle. Autrement dit, le garant de l’argent est l’argent ou les biens du débiteur et non pas sa liberté.

« Ce système n’a pu stopper l’hémorragie des chèques impayés bien au contraire. C’est donc que la loi pénale est inefficace et ne répond pas au besoin de l’économie nationale », a-t-il ajouté.

L’avocat rappelle par ailleurs que l’emprisonnement profite surtout au lobby des banques qui tirent profit de la pénalisation du chèque sans provision.

La confiance entre PME, victime des chèques sans provision

L’association nationale des petites et moyennes entreprises (ANPME) est l’un des fervents défenseur de la dépénalisation des chèques impayées. Principaux protagonistes dans les plupart des affaires traitées dans les tribunaux, ces entreprises font face à la rudesse de la législation.

Dans un entretien accordé à Gnetnews, le président de l’ANPME, Abderrazak Haouas, nous fait part des résultats d’une étude réalisée sur les PME. Ainsi, sur  un échantillon de 3000 TPE/PME, 62,6% d’entre elles sont sous le coup d’une exécution immédiate d’une décision de justice et 92% font l’objet de poursuites pour émission de chèques sans provision.

Par ailleurs une autre étude récente sur les TPE (toutes petites entreprises) indique que 99,6% d’entre elles utilisent des chèques de garantie et antidatés. En outre, 96% d’entre elles, sont poursuivies pour émission de chèques sans provision.

« Ces chiffres montrent que le système est défaillant. C’est le résultat notamment de la crise du COVID-19 qui a touché des entreprises, qui ont elles-mêmes touché d’autres entreprises. C’est le chien qui se mord la queue », déplore Haouas.

Concernant l’amnistie décrétée en février dernier, le président de l’ANPME, affirme que seul les « escrocs » ont pu en profiter. « Ceux qui sont poursuivis pour des chèques qui datent d’avant la pandémie sont allés les régulariser. C’est à dire que ceux-là avaient de l’argent au préalable. Et qu’est ce qu’on fait de ceux qui sont vraiment en difficulté qui sont en prison et qui ne peuvent pas payer? », s’interroge-t-il.

Abderrazak Haouas évoque également la manque de coopération des banques. « Une fois que l’entreprise a régularisé sa situation, elle doit se rendre à la banque pour obtenir le papier pour l’huissier de justice. La banque accepte à condition de payer le découvert du compte en question laissant l’entrepreneur sous le coup d’une peine de prison, et ce même s’il a payé ses créances ».

Ainsi, l’ANPME appelle les autorités a dépénaliser les affaires de chèques sans provision et les faire passer au civil et par la même occasion se conformer à la charte internationale des droits de l’Homme. Il indique dans ce sens que la plupart des pays ont dépénalisé le chèque sans provision, dont l’Angleterre (pays inventeur du chèque) depuis 1980, la France en 1991, le Maroc, la Mauritanie, les Emirats arabes unis, le Qatar, la Jordanie…

Haouas rappelle également que l’incarcération des personnes pour chèques impayés coute à l’Etat beaucoup plus qu’elle ne pourrait lui rapporter si l’on portait les affaires au civil. « Sachant que la personne détenue est condamnée à une incapacité perpétuelle de rembourser ses dettes, étant donné qu’elle est empêchée de travailler ».

L’une des solution proposée par l’ANPME est celle de la mise en place du chèque électronique, et utilisé dans plusieurs pays dans le monde.

« Le receveur du chèque vérifie auprès d’une plateforme digitale le solde de l’émetteur. S’il est bon, il se réserve le montant inscrit sur le chèque. S’il ne l’est pas, il annule la transaction et retourne le chèque à son propriétaire. Par ces quelques clics, la Banque centrale aurait pu, depuis longtemps, supprimer le crime du chèque sans provision et ses milliers de drames », conclut Abderrazak Haouas.

Wissal Ayadi