Tunisie : « La chaîne céréalière pénalisée au niveau national par la politique de prix » (Universitaire)

23-05-2023

En raison principalement de la sécheresse, la Tunisie se trouve confrontée à des besoins croissants en matière d’importation de céréales, qui constituent la principale source alimentaire pour ses citoyens.

Il faudra donc s’attendre à ce que les importations de blé au cours de l’année à venir dépassent les 90 % de la consommation intérieure estimée à environ 3,4 millions de tonnes par an.

À l’approche de la saison des récoltes de céréales de cette année, les conséquences de la rareté des précipitations se confirment. Plus de 80 % des grandes cultures ont été affectées, entraînant une chute vertigineuse de la production. Le Syndicat de l’Agriculture estime que la récolte ne représentera qu’un dixième de la consommation prévue. On estime la récolte pour la saison 2022/2023 à 2,5 millions de quintaux, contre 7,4 millions l’année dernière, ce qui n’était déjà pas fameux… Une moisson qui servira à couvrir uniquement les besoins en semences pour la saison prochaine.

Une situation qui contraint les autorités tunisiennes à avoir recours aux importations pour répondre aux besoins du marché en blé tendre utilisé dans la boulangerie, ainsi qu’en blé dur et en orge.

A travers cet article nous avons tenté d’analyser cette situation avec le professeur à l’Université de Tunis en économie agricole et de l’environnement , Houssem Eddine Chebbi.

Houssem Eddine Chebbi / Professeur d’économie agricole et de l’environnement à l’Université de Tunis

La stratégie d’autosuffisance tombée aux oubliettes…

Le 5 mai 2022,  le président de la République Kaïs Saïed, annonçait dans un discours une bonne récolte et exprimait sa confiance quant à la réalisation de l’autosuffisance alimentaire de la Tunisie.

Le plan de relance de la production prévoyait d’augmenter la superficie cultivée en blé dur de 600 000 hectares à 800 000 hectares. Cependant, en raison de la sécheresse, ce plan a été compromis, ce qui met les autorités face au défi de garantir l’approvisionnement alimentaire pour la population tunisienne.

Or force est de constater qu’un an plus tard, cet objectif n’était en réalité qu’une utopie. La récolte pour cette saison s’annonce catastrophique en raison d’une sécheresse intense mais également d’une politique agricole inefficace, si ce n’est inexistante.

« L’année dernière, nous parlions d’autosuffisance en céréales, pour finalement parler  d’autosuffisance en blé dur. Et finalement il n’y eu ni l’un ni l’autre », nous dit Houssem Eddine Chebbi.

Une récolte « catastrophique »

Selon l’Office des céréales, la consommation tunisienne de céréales s’élève à 3,4 millions de tonnes, réparties entre 1,2 million de tonnes de blé dur et tendre, et un million de tonnes d’orge. Les importations de céréales sont ajustées en fonction des taux de production locaux.

Or pour cette année, l’Union Tunisienne de l’agriculture et de la pêche a estimé que la production locale ne fournira que 10% de l’alimentation des Tunisiens. Il faudra donc s’attendre à ce que les importations de blé au cours de l’année à venir dépassent plus de 90 % des besoins estimés.

En 2022, le total des importations en céréales avaient déjà atteint des niveaux records avec un total frôlant les 900 millions de dollars. En vue d’une moisson catastrophique et donc d’une baisse de la production nationale, cette somme pourrait exploser pour cette saison.

Source: Office des céréales

Baisse des superficies emblavées

Selon Chebbi, il y a des facteurs endogènes et exogènes qui ont mené la Tunisie vers une quasi dépendance en céréales. En ce qui concerne, les externalités il y  a essentiellement  le facteur eau. En effet, la Tunisie continue de subir les effets des changements climatiques avec des années de sécheresses intenses qui se succèdent.

Pour ce qui est des facteurs endogène Houssem Eddine Chebbi explique que depuis plusieurs années la Tunisie assiste à une baisse importante des superficies emblavées. « Cette réduction engendre donc une baisse de la production, même s’il y a eu ces dernières années une légère hausse de la productivité, mais qui n’a pas réussi à combler le manque de surfaces. La production cumulée n’a pas augmenté par rapport aux besoins d’une consommation apparente », nous dit-il.

En effet, les instruments de statistiques ne permettent pas aujourd’hui de calculer la consommation réelle des Tunisiens en céréales. « L’INS fait des efforts mais ce n’est pas assez affiné, d’autant plus pour les céréales qui sont considérées comme une produit essentiel et stratégique. Cela permettrait de savoir réellement de quelle quantité nous avons besoin et quelle est la nature de la demande », souligne-t-il.

Le système de subventions est en panne

Selon Houssem Eddine Chebbi, la chaîne céréalière a été pénalisée au niveau national par la politique de prix. « Ce qu’on appelle les soutien par les prix du marché (subvention pour le maintien des prix bas) est une politique qui a fonctionné pendant un temps. Mais depuis la crise économique qui sévit depuis plus de 10 ans qui a engendré la dépréciation du dinar, il y a eu une sorte d’érosion de cette protection », nous dit-il.

Ce dernier explique que cette pratique se traduit par une taxation implicite des producteurs nationaux qui se retrouvent lésés par rapport aux prix pratiqués sur les cours mondiaux, rappelant que ces incitations par les prix sont devenues précaires et nécessitent une révision. « Certes il y a eu des révisions, mais il n’y a pas eu l’effet seuil qui permettrait une réaction significative des producteurs nationaux ».

En ce qui concerne la récente augmentation de la prime de collecte à hauteur de 10 dinars, Houssem Eddine Chebbi estime que cette décision va dans le bon sens mais qu’elle demeure insuffisante. « Par rapport au prix global, cela ne représente que 8%. Je ne suis pas sur que cela incite vraiment les céréaliers à livrer leur production à l’Office des céréales, qui trouveront sur d’autres circuits illégaux un prix plus intéressant ».

Dans ce sens, Houssem Eddine appelle les autorités à revoir la politique agricole et le système de compensation qui ne fait qu’enfoncer inexorablement le pays dans des difficultés financières et au détriment d’un tiers de la population qui vit du secteur agricole.

« Il ne suffit pas de limiter la compensation, il faut l’examiner en fonction des produits. L’effort de la réforme doit se faire en fonction des habitudes de consommation », relève l’universitaire.

Il est donc urgent de sauver le secteur agricole afin d’éviter son effondrement. A cet égard, Chebbi rappelle que le taux d’investissements privés dans le secteur agricole est au plus bas. « Cela montre qu’il n’est plus rentable, n’attire plus, ne peut plus être un moteur de développement régional puisqu’il crée de moins en moins d’emplois. Il est grand temps que la Tunisie puisse réfléchir à son autosuffisance de manière sérieuse », exhorte Chebbi.

Sobriété alimentaire

La sobriété alimentaire est devenue de plus en plus répandue en raison des crises mondiales récentes. Elle implique des comportements de consommation plus restreints, et cela concerne tous les acteurs de la chaîne alimentaire, depuis les producteurs jusqu’aux consommateurs. Les consommateurs doivent non seulement réduire le gaspillage, mais aussi privilégier les produits de saison, les sources d’approvisionnement locales et modifier leurs régimes alimentaires.

Houssem Eddine Chebbi considère que la sobriété alimentaire est essentielle pour garantir la sécurité alimentaire. Cela implique de s’alimenter en fonction de son budget et de réduire les quantités consommées, passant d’une unité à 0,8, par exemple.

La question qui se pose c’est de savoir si les décideurs continueront de puiser dans les réserves en devises pour importer des céréales au lieu de penser à une stratégie d’autosuffisance. « Combien de temps allons-nous continuer à s’enfoncer. Qui nous dit que l’année prochaine nous ne serons pas confrontés au même problème? », s’interroge Chebbi.

Wissal Ayadi