Etablissements scolaires pilotes en Tunisie : ombres et lumières !
Dans le paysage éducatif tunisien, les établissements scolaires pilotes représentent à la fois un symbole d’excellence et un foyer de défis complexes. À travers les témoignages de Ridha Zahrouni, président de l’Association tunisienne des parents et des élèves, et de Foued Laribi, professeur d’histoire et géographie, nous plongeons au cÅ“ur des enjeux de ces institutions prestigieuses.
Une école publique à deux vitesse
L’accès aux établissements scolaires pilotes reste un parcours sélectif et ardu, mais toujours autant prisé aussi bien par les parents que par les élèves. Avec seulement environ un peu plus de 3000 places disponibles chaque année au collèges et lycée, la compétition est intense. En effet, la capacité d’accueil des lycées pilotes est d’un peu plus de 3400 places réparties sur 26 lycées à travers toutes les régions et celle des collèges pilotes à 3700 répartis sur 28 collèges.
Cependant, malgré leur réputation d’excellence, ces écoles ne sont pas à l’abri des maux qui affligent le système éducatif national. En effet, Foued Laribi, professeur d’histoire et géographie dans le public indique qu’en termes d’infrastructures et de moyens, les établissements pilotes sont logés à la même enseigne que les écoles classiques. « Les condition d’apprentissages et le matériel mis à disposition des élèves et des enseignements ne changent pas véritablement entre les deux systèmes ».
Pour autant, la vraie différence s’opère au niveau de l’accès à ces parcours d’excellence. A cet égard, Ridha Zahrouni pointe du doigt un système discriminatoire, où les parents les plus à l’aise financièrement peuvent se permettre des cours particuliers intensifs pour garantir la réussite de leurs enfants et l’accès au pilote. « Cette sélectivité renforce les inégalités sociales et géographiques, minant ainsi le principe d’égalité d’accès à l’éducation pour tous prônée par l’école publique », nous dit-il.
« Dans l’école publique il est inconcevable de penser que l’on peut faire un système d’enseignement à différents niveaux. Aujourd’hui les offres d’éducation ne manquent pas. Entre les écoles privées et étrangères, les parents ont largement le choix s’ils considèrent que l’école publique ne remplit pas leurs attentes en terme de niveau. L’éducation nationale se doit de donner la même chance de réussite à tous sans exception », poursuit-il.
De son côté Foued Laribi estime qu’il faut préserver l’enseignement pilote pour préserver l’élite des dérives qui existent dans le système public classique. « Les retards de niveaux dans les classes peuvent constituer un vrai handicap pour les meilleurs », relève l’enseignant.
Discipline et troubles psychologiques
Foued Laribi met en lumière les défis psychologiques et pédagogiques auxquels font face les élèves des établissements scolaires pilotes. Il souligne que la perception de la discipline irréprochable est souvent contredite par une réalité où la pression et les exigences académiques peuvent engendrer des comportements plus complexes. « En terme de discipline, si dans l’imaginaire collectif les élèves issus de l’enseignement pilote sont plus disciplinés, en réalité, ils peuvent devenir même plus difficiles que les élèves du système classique car ils sont plus intelligents. Ils peuvent à la fois gérer les tentations de l’extérieur et leur scolarité », affirme l’enseignant.
Sur le plan psychologique, Laribi évoque une charge de travail excessive, conduisant à un manque d’équilibre entre la vie scolaire et les expériences sociales essentielles à l’adolescence. Les élèves, confrontés à des évaluations rigoureuses et à une pression constante, peuvent développer des troubles psychologiques et sacrifier leur jeunesse au profit de résultats académiques. « Déjà ils vont à l‘école de 8h30 à 17h30 et quand ils rentrent ils ont leurs séances de cours particuliers qui peuvent se poursuivre jusque 21h parfois. Au moment de l’adolescence, ils se rendent compte qu’il y a des choses qu’ils n’ont pas vécues, comme par exemple les activités sportives, les sorties entre amis et toutes formes d’interactions sociales. C’est la raison pour laquelle ils sont plus enclins à développer des troubles psychologiques », souligne Laribi.
« Parfois j’ai envie d’abandonner » (Témoignages)
Samia, mère d’un élève de lycée pilote à Tunis, partage ses réflexions sur le parcours de son fils Aziz. « Lorsque mon fils a été admis dans un lycée pilote, j’ai ressenti à la fois de la fierté et de l’appréhension. Je savais que cela signifiait qu’il aurait accès à une éducation de qualité, mais je craignais aussi la pression et les sacrifices qu’il pourrait rencontrer. »
Elle souligne les défis financiers auxquels sa famille a dû faire face pour soutenir son fils dans son parcours académique. « Les frais des cours particuliers ont mis notre budget familial à rude épreuve, mais nous étions prêts à faire tout ce qui était en notre pouvoir pour offrir à notre fils les meilleures chances de réussite. »
Elève terminale, Aziz partage avec nous son expérience. « Être dans un lycée pilote est à la fois un privilège et un défi. Oui, nous bénéficions d’excellents enseignants et de ressources académiques de haute qualité, mais la pression pour réussir est écrasante. »
Il évoque les longues heures passées à étudier et les sacrifices personnels qu’il a dû consentir pour maintenir ses notes élevées. « Parfois, j’envie mes amis qui ont plus de temps libre pour profiter de leur jeunesse. Parfois même je regrette d’avoir fait ce choix. Mais finalement je sais que chaque sacrifice en vaut la peine pour atteindre mes objectifs académiques et poursuivre mes études à l’étranger ».
Des élèves destinés à l’export
Ridha Zahrouni exprime également des préoccupations quant à la migration de ces élèves des établissements pilotes vers l’étranger au moment de leur entrée à l’université, alimentant ainsi une fuite des cerveaux et privant la Tunisie de sa future élite. « Donc finalement l’Etat tunisien est en train de former des hommes et des femmes destinés à l’exportation », dit-il.
Une idée également soutenue par Foued Laribi. Pour autant, cette dernière estime que ce phénomène n’est pas propre aux meilleurs. « La plupart des jeunes Tunisiens veulent émigrer qu’ils soient issus des établissements pilotes ou non, considérant que la Tunisie ne leur offre plus aucun espoir ».
Les témoignages de Ridha Zahrouni et de Foued Laribi révèlent une réalité complexe et nuancée derrière le prestige des établissements scolaires pilotes en Tunisie. Pour préserver l’excellence tout en promouvant l’inclusivité et le bien-être des élèves, il est impératif d’aborder ces défis avec une approche holistique, impliquant par exemple des réformes visant à atténuer la sélectivité excessive, à promouvoir un équilibre entre l’éducation académique et le développement personnel, et à renforcer les ressources de soutien psychologique pour les élèves.
Wissal Ayadi