Des milliers de compétences ont quitté la Tunisie, une aubaine pour les pays d’accueil (Enquête)

07-06-2019

Médecins, ingénieurs, universitaires…. Ils sont nombreux chaque année à prendre le large en quête d’une vie meilleure. Ce phénomène s’appelle « la fuite des cerveaux ». Le climat politique instable, la baisse inexorable du pouvoir d’achat et l’économie morose de la Tunisie n’encouragent pas ces jeunes élites à rester. Pourtant en 2011, après la révolution, nombreux sont ceux qui pensaient que la situation allait s’assainir et que de nouvelles perspectives allaient s’offrir à eux… Mais la désillusion a fait son effet.

Le chiffre le plus alarmant concerne les ingénieurs. Selon Oussama Kheriji, directeur de l’Ordre des Ingénieurs Tunisiens, chaque année 3000 ingénieurs quittent la Tunisie. En cause, de meilleurs salaires leur sont proposés à l’étranger. GnetNews a rencontré Talel Guerfali. A 23 ans, après de brillantes études en école d’ingénieur, le jeune diplômé a eu la chance de trouver un emploi. Seul bémol, il est payé 600dt. « J’ai l’impression qu’on nous pousse à partir à l’étranger. Il n’y pas de respect pour l’ingénieur en Tunisie. ». Ainsi, Talel a décidé de créer sa propre entreprise, une start-up dans le domaine du biomédical. Là aussi, il s’est heurté à de nombreux problèmes. En effet, le domaine dans lequel il évolue n’a pas de filière dans le pays. De plus les levées de fonds en Tunisie sont très minimes, faute d’investisseurs. Et enfin, le manque de compétence demeure un souci majeur. Talel a cherché pendant des mois des ingénieurs pour l’accompagner dans son projet, mais il se trouve qu’ils sont tous partis s’installer ailleurs.

Selon les derniers chiffres du syndicat universitaire IJABA, 25.000 enseignants-chercheurs auraient quitté la Tunisie. Un chiffre qui pose un bon nombre de questions sur les conditions de travail pour les enseignants du supérieur. Pour preuve, tout le mois d’avril dernier a été marqué par un sit-in des enseignants-chercheurs devant le siège du ministère de l’enseignement supérieur. Ils réclament une revalorisation de leur salaire et une augmentation du budget alloué à la recherche. Ajouté à cela, les conditions de travail dans les universités qui se dégradent de plus en plus…

La situation est aussi critique dans le secteur de la santé. Les médecins ne cessent de déserter les hôpitaux…laissant la santé publique en déperdition. Cela a bien sûr des répercussions sur la qualité des soins. Rappelons-nous le drame des bébés de l’hôpital de la Rabta en mars dernier.

Gnetnews a rencontré Mehdi Cherif, médecin pédiatre spécialisé en néonatalogie. Après quelques mois passés à l’hôpital de la Rabta à Tunis, il a finalement quitté sa terre natale pour la France. Il exerce désormais dans une petite ville de province dans un hôpital public. « Les conditions de travail ne sont pas du tout les mêmes. Nous avons tout le matériel nécessaire pour soigner dignement nos patients. A la Rabta, l’électrochoc a été le jour où j’ai dû choisir de sauver l’un ou l’autre des bébés prématurés que j’avais à soigner, faute de moyens et de matériel. J’ai été dégouté. Je suis donc parti ».

Selon les chiffres de l’Institut Arabe des Chefs d’Entreprise, 81% des médecins qui exercent actuellement à l’étranger sont partis a après la révolution de 2011. Les pays ciblés sont surtout l’Europe (France et Allemagne), mais aussi les pays du Golfe et le Canada.

À l’expression « fuite des cerveaux », Slim Khalbouss, ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique, préfère celle de « mobilité des compétences » et se demande comment juguler ce phénomène « face à l’attractivité des marchés de l’emploi internationaux ».

Immigration choisie
Si pour la Tunisie, la fuite des cerveaux est considérée comme un fléau, elle constitue une aubaine pour les pays en quête de talents. En effet, un pays comme la France encourage d’une certaine manière l’immigration choisie. De nombreuses mesures ont été mises en place afin d’attirer ces compétences. Ainsi, en janvier 2017, le gouvernement français a mis en place le « French Tech Visa ». Cette démarche encourage l’immigration professionnelle dans le domaine du numérique en simplifiant les démarches de demande de visa. Depuis le 1er mars 2019, le French Tech Visa étend plus largement son rayonnement. Désormais, toutes les entreprises françaises considérées comme innovantes pourront l’utiliser pour recruter des employés étrangers plus facilement.

Autre projet, plus spécifique à la Tunisie cette fois-ci, le projet « LEMMA ». Celui-ci a été développé dans le cadre du partenariat pour la mobilité signée entre la Tunisie, l’Union Européenne, la Belgique, le Danemark, l’Allemagne, l’Espagne, la France, l’Italie, la Pologne, le Portugal et le Royaume-Unis. Il vise, sur une période de trois ans, à soutenir la mise en œuvre du Partenariat pour la Mobilité (PPM) UE-Tunis en renforçant les capacités du gouvernement tunisien à développer sa politique nationale migratoire.

Si d’un côté, ce programme permet la réinsertion des Tunisiens de retour dans leur pays, d’un autre côté, il aide aussi à l’immigration professionnelle. Ainsi, dans le cadre du projet « Lemma », un forum sera organisé le 12 Juin prochain à Tunis avec pour objectif des rencontre B2B entre candidats à l’émigration triés sur le volet et entreprises étrangères. Les secteurs les plus demandés sont : l’informatique, la mécanique, et le secteur de la santé paramédicale.

Marlène Peyrutie, en charge de l’organisation de ce forum pour expertise France nous explique. « Il s’agit de permettre à des jeunes tunisiens de se faire une expérience à l’étranger puis de revenir en Tunisie. C’est ce que l’on appelle de la mobilité circulaire. Mais nous sommes conscients que le taux de retour de ces jeunes sera minime ».

Lotfi Saibi est expert en développement des compétences en leadership. Pour lui, les pouvoirs publics ont tout fait pour éloigner les compétences du pays, loin des prises de décisions. Une forme de censure qui a aujourd’hui ses conséquences sur cette fuite des cerveaux. « Avant, les jeunes diplômés attendaient au moins un an pour penser à partir l’étranger faute de trouver un emploi en Tunisie. Aujourd’hui, c’est au moment du lycée que l’idée d’immigrer émerge ». Il ajoute que « les autorités sont conscientes de ce phénomène, mais rien n’est fait pour l’enrayer. Il y a un réel manque de vision stratégique ».

Gnet a tenté de faire réagir le ministère de l’Enseignement Supérieur sur cette question. Nous avons essayé de savoir s’il y avait une stratégie, une vision, des solutions pour freiner l’hémorragie. Malheureusement, l’intention a été veine. Voilà la réponse du Ministère : « Il n’est pas opportun de programmer une interview sur la fuite des cerveaux dans le contexte actuel de blocage des examens et de Sit-in au ministère ». Il semble que ce sujet mette les autorités dans l’embarras.

Les mutations sociologiques sont aussi à l’origine de la fuite des compétences à l’étranger. Selon Sami Nasr, sociologue, « la culture de l’échec n’est plus supportable en Tunisie. Un jeune diplômé ne peut plus se contenter de regarder son voisin, qui a émigré illégalement à l’étranger et qui a trouvé un travail, tandis que lui, avec ses diplômes en poche reste chômeur ». Par ailleurs, la vision de la réussite a changé. « Aujourd’hui on ne dit plus combien tu as de diplômes, mais combien tu gagnes », ajoute Sami Nasr.

Une croissance économique en berne, un pouvoir d’achat qui ne cesse de baisser, les désillusions de la révolution…autant de facteurs qui poussent nos cerveaux, nos élites et même nos décideurs de demain à quitter le pays. Même s’ils sont conscients du problème, les pouvoirs publics semblent immobiles, dans l’incapacité de faire face à ce fléau. A ce rythme-là, la Tunisie où tout est à reconstruire, serait vide de ses bâtisseurs.

Wissal Ayadi

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J’avais prévenu cette catastrophe dès le début de la révolution des imbéciles et avais donné les arguments et les raisons de l’engouement des pays tiers, souvent de l’alliance atlantique. J’avais tenu tous les discours afin que les gens ne souscrivent pas à la mascarade révolutionnaire. Mais c’était sans compter avec la bêtise des tunisiens. J’avais en particulier tenu un discours religieux envers les islamistes afin qu’ils ôtent le bandeau de leurs yeux et voient la réalité en leur citant le verset 112 de la sourate des abeilles. Afin que les plus sincères parmi eux fassent attention. En ces temps-là Gnet… Lire la suite »