Les entreprises publiques en Tunisie: Un défi financier et structurel exigeant des réformes
La Tunisie compte une centaine d’entreprises publiques et le moins que l’on puisse dire c’est que leur situation financières n’est pas des meilleures pour la plupart d’entre elles. Déficitaires, minées par la corruption et le suremploi, elles se retrouvent aujourd’hui pour certaines vivant au crochet d’un Etat qui ne veut pas se désengager.
Pour le président Kaïs Saïed la privatisation n’est même pas une option. Selon lui il faut retrouver le chemin de la bonne gouvernance à travers des opérations de restructuration.
Anis Wahabi, expert-comptable et consultant dans l’audit, le conseil et la formation dans les secteurs public et privé nous fait part de son analyse sur la question.
Définir les entreprises stratégiques et concurrentielles
La question de la réforme sur les entreprises publiques est revenue sur la table au moment des négociations avec le Fonds monétaire internationale en vue du programme de financement en octobre 2022. Il s’agissait d’identifier celles à caractères stratégiques afin de déterminer celles qui pouvaient faire l’objet d’une restructuration et éventuellement d’une privatisation afin de limiter les dépenses de l’Etat et rétablir leur équilibre financier.
Or aucun gouvernement n’a réussi à accomplir cette tâche laissant ces établissement s’enfoncer de jour en jour dans un gouffre financier.
Anis Wahabi explique dans un premier temps qu’il existe différentes typologies d’entreprises publiques.
Il y a d’abord celles qui constituent une continuité de l’Etat. « Au lieu des les faire fonctionner comme une administration elles ont été créées sous forme d’entreprises publiques. C’est le cas notamment de l’ONAS, de la SONEDE de la STEG ou encore des sociétés de transport. C’est ce qu’on appelle des secteurs stratégiques qui doivent rester dans le giron de l’Etat et qui ne sont pas privatisables. « Ce sont des secteurs qui jouent un rôle de service public et non pas un secteur duquel l’Etat fait des bénéfices », nous dit-il.
L’autre catégorie est celle des entreprises publiques qui ont un rôle purement administratif. C’est le cas notamment de la Cité des Sciences, de la Cité de la Culture qui ont un statut d’EPNA (Etablissement public à caractère non administratif). « Ce statut leur permet d’avoir plus d’autonomie de gestion », nous dit Wahabi.
Le troisième cas concerne les entreprises publiques qui agissent dans des secteurs dits concurrentiels. « Il s’agit par exemple les télécommunications, Tunisair, la régie nationale de tabac et de allumettes, l’entreprise Ellouhoum, etc… ».
Enfin il y a des sociétés qui sont des des secteurs concurrentiels mais qui sont stratégiques pour l’Etat à l’image de a Pharmacie centrale. « Cela permet à l’Etat de garder le contrôle sur le stock stratégique de médicaments et de garantir l’approvisionnement nécessaire à la population », affirme l’expert.
Il faut lever les contraintes de gestion
Si le déficit de certaines entreprises publiques qui agissent notamment dans des secteurs non concurrentiels peut paraître presque inévitable, celui d’autres établissements, dits concurrentiels est de son côté un véritable problème, comme c’est le cas de l’entreprises Tunisair dont le déficit s’élève à plus de 360 millions de dinars (données de 2021).
« Le problème c’est que l’Etat agit avec ces entreprises concurrentielles, dans un marché concurrentiel, comme si elles étaient de simples administration. Cela reflète donc un problème flagrant de gestion et d’autonomie. Le modèle de gouvernance des entreprises publiques n’est pas adapté au secteur concurrentiel », nous dit Anis Wahabi.
Dans ce sens, ce dernier déplore l’emprise de l’Etat sur ces entreprises sur fonds de décisions politique et qui sont souvent loin des considérations commerciales ou financières. Ainsi, l’Etat a le monopole sur l’entreprise régissant elle même les décisions de gestion, à l’image de la Régie nationale de tabac et des allumettes (RNTA), dont les dettes ont atteint 590 millions de dinars, en 2021, tandis que les investissements mobilisés ont été faibles (4,3 millions de dinars). Ces dettes sont réparties entre l’État (286,7 millions de dinars), les entreprises publiques (32,5 millions de dinars), les caisses sociales (2,6 millions de dinars), les fournisseurs (261,8 millions de dinars) et les banques (6,2 millions de dinars), selon le rapport sur les entreprises publiques publiées par le ministère des finances fin 2022.
Ainsi, pour sortir de ce gouffre, l’expert-comptable préconise de lever les contraintes de gestion qui vont à l’encontre du bon fonctionnement des entreprises publiques concurrentielles. « Il faut les laisser travailler avec les mêmes conditions de gestion que les entreprises privées en les sortant par exemple du système des marchés publics sans pour autant passer par la case privatisation », souligne-t-il.
L’Etat doit régler ses dettes auprès des entreprises publiques
Par ailleurs, ceci doit être accompagner par le règlement des dettes de l’Etat auprès des entreprises publiques. En effet, une bonne partie des dettes de ces établissements ont été créés par l’Etat lui même. « Nous pouvons prendre l’exemple des sociétés de transport. Dans la loi de finances de 2023, 640 millions de dinars leur sont alloués pour subventionner les abonnements scolaires. Or la compensation du différentiel du prix n’est pas mise en oeuvre en raison de la fragilité des finances publiques. C’est le même problème pour la pharmacie centrale, la STEG ou encore la STIR », souligne Anis Wahabi.
Une situation qui pousse inexorablement les entreprises publiques à s’endetter elles aussi auprès de l’Etat. Selon un rapport du ministère des Finances, les dettes des entreprises publiques vis-à -vis de l’Etat ont atteint 9,8 milliards de dinars en 2021, contre 7,41 en 2020 et 6,02 en 2019.
En finir avec la corruption qui gangrène les entreprises publiques
L’autre fléau qui concerne les difficultés des entreprises publiques concerne la corruption. Dans ce sens, Anis Wahabi déplore les recrutements massifs de complaisance qui ont lieu ces 10 dernières années.
A cet égard il est à noter que chaque année, dans son rapport, la Cour des comptes met en lumière des conclusions et des constats qui sont frappants sur les problèmes dans les entreprises publiques comme des soupçons de malversation, de corruption, des conflits d’intérêt, etc. « Il y a des promotions injustifiées, des avantages en nature démesurés. Il y a une année ou la Cour des comptes a révélé que des agents de la TRANSTU étaient payés à plus de 24h d’heures supplémentaires! », rappelle l’expert comptable.
A titre d’exemple, Anis Wahabi pointe également la société Tunisie Autoroutes dont le chiffre d’affaire ne couvre même pas les charges salariales.
A ce sujet, le comité de pilotage chargé d’établir un audit intégral des recrutements et de la titularisation dans la fonction et institutions publiques s’est réuni, le 9 Octobre dernier, sous la présidence du chef du gouvernement, Ahmed Hachani. Cet audit concerne, outre la fonction publique, les recrutements et titularisations effectués dans les instances, entreprises et établissements publics, les sociétés à participation publique, et l’ensemble des organismes publics, réalisés du 14 janvier 2011 au 25 juillet 2021. S’agirait-il d’un premier pas vers la mise en oeuvre d’une meilleure gouvernance?
Wissal Ayadi