Famille tunisienne : Conflit, rupture et éloignement, la solitude finit par prendre le dessus !

19-05-2022

La famille est le pilier de la société. Son effondrement ou sa solidité, traduisent les changements profonds des mentalités et des individus. Face à la vie moderne et ses exigences, les pressions quotidiennes, et les conflits de génération, ce noyau social se trouve menacé de dislocation. Avec la parentalité qui évolue, la hausse des divorces, l’institution familiale, qu’elle soit nucléaire ou élargie, se trouve de moins en moins  soudée.

Bien que certains arrivent à dépasser les querelles familiales et réussissent à préserver leur bonheur.

D’autres n’ont pu résister aux conflits, au point de la rupture des liens, la séparation, ou encore en optant pour la migration. Reportage.

Entre traditions, modernisme et crise de valeurs

Afin de cerner de près cette réflexion, nous avons demandé l’avis de quelques citoyens. En étalant la provenance des tensions au sein du couple, Kaouther, une femme d’une trentaine d’années fraichement mariée, nous a répondu que les liens conjugaux ont bel et bien changé.

« Contrairement à mes parents, qui sont mariés depuis une quarantaine d’années, j’ai décidé de divorcer après 2 ans d’union conjugale. Et pour cause, l’irresponsabilité de mon conjoint, et son refus d’accomplir ses devoirs de mari.

Kaouther a insisté sur sa prise en charge des dépenses du domicile. «  Il m’a contrainte de payer l’alimentation, pourtant son salaire est respectable. Mais comme je suis issue d’une famille traditionnelle, et que même la législation tunisienne impose ce devoir au conjoint, c’était inacceptable pour moi de jouer son rôle. Je me suis trouvée en train de tout faire, payer les courses, préparer à manger, et nettoyer. Ce déséquilibre en matière de devoirs m’a beaucoup frustré…J’ai choisi de le quitter, pour ne pas me retrouver plus tard en train d’élever mes enfants seule, avec mes propres moyens, qui sont également insuffisants…», nous confie-t-elle.

Cette jeune femme actuellement en instance de divorce, a constaté que beaucoup de personnes sont confrontées à ce genre de situations, à cause des conditions économiques déplorables des jeunes. « Cette mentalité est désormais répandue dans les nouvelles générations, qui normalisent avec ces attitudes « modernes », adoptées au nom de l’égalité entre les sexes.  Alors que nos pères se battaient jour et nuit pour subvenir aux besoins de leur famille, il n’est plus de même pour les jeunes couples. Mais, ces derniers sont vite rattrapés par la réalité. Ils se retrouvent tiraillés entre traditions familiales héritées à travers des générations, et une mentalité qui ne leur appartient pas… Ils oublient que se désengager de ses responsabilités n’est pas synonyme de modernité. », conclut-elle.

Conflits de générations

Les relations au sein de la famille se compliquent également, quand les enfants  n’arrivent pas à quitter le domicile familial, même en étant adulte, et autonome financièrement, tant qu’ils ne sont pas mariés.

C’est le cas d’Amel, une célibataire de 36 ans, et haut cadre dans une société agroalimentaire, elle a choisi de partir travailler à l’étranger, car elle ne supportait plus la pression de ses parents. « Le fait que je sois une jeune femme sans mari, suscite l’inquiétude de mes parents pour ma réputation. Ils me contrôlent de plus en plus, donnent plus d’importance au regard des gens et font tout pour éviter les commérages. Mes déplacements, horaires, et mon style vestimentaire, doivent répondre à leurs exigences. Il ne manque plus que de me punir pour mon célibat », se désole-t-elle.

Avec l’âge, Amel ne supporte plus de vivre dans une « cage », nous dit-elle. « Ce sont mes brillantes études et mon expérience professionnelle, qui m’ont sauvé de cette oppression sociale, grâce auxquelles je suis parvenue à décrocher un contrat à l’étranger dans une multinationale…Si ma relation avec mes parents était meilleure, je ne quitterai jamais mon pays et ma famille. Leur conservatisme m’a privé de vivre pleinement… ».

La distance entre les proches

Plusieurs familles tunisiennes admettent qu’elles ont perdu les liens avec leurs proches. Elles ne se réunissent qu’occasionnellement lors d’un mariage, d’une fête ou d’une célébration, et cela par obligation. « Heureusement que ces évènements existent encore, sans cela je n’aurai jamais revu mes frères, sœurs et neveux durant des années », nous a indiqué Mohamed, père de famille d’une cinquantaine d’années.

Notre interlocuteur s’est penché sur la question des liens familiaux rompus, malgré l’absence de conflits. « Nous n’avions ni querelles, ni des conflits. Pourtant, ma relation avec la famille élargie est de plus en plus froide. Avec la distance, la négligence de ce lien de sang, et vu que chacun de nous vit dans un gouvernorat, nous avons pris cette habitude d’échanger que pour les choses importantes. C’est contre ma volonté, car mes enfants n’ont aucun lien avec leurs cousins, et avec l’avancement de l’âge, j’ai envie de me réunir avec mes frères et sœurs, et rattraper le temps perdu…Cette sensation de solitude est insupportable durant l’Aid et les grandes occasions quand tu as l’impression de te retrouver avec des inconnus. Avant c’était ma mère qui tenait à l’union de la famille. Après son décès, chacun a pris sa route, sans donner signe de vie… », nous confie-t-il.

Zone de confort, nouvelles habitudes et croyances

Afin de mieux comprendre ces mutations sociales qui ne cessent de s’emparer de la famille tunisienne, nous avons fait appel à l’avis du sociologue Sami Nasr. Dans un entretien accordé à Gnetnews, il a souligné que le contexte économique a largement impacté les liens familiaux.

« Selon lui, les couples ainsi que les parents sont tous les jours exposés à des pressions sociales, par rapport aux générations précédentes. Inflation, détérioration du pouvoir d’achat, accès des femmes au marché du travail, tout cela fait que la relation au sein du couple s’est transformée. Les conjoints exigent de plus en plus une équité dans les dépenses, afin qu’ils puissent confronter leurs charges qui s’accumulent notamment avec la naissance des enfants. Les femmes voient, en revanche, leurs responsabilités se multiplier et ne savent plus comment gérer leur rôle qui s’amplifie. Etant épouses, mères de familles, responsables également du domicile, et en contribuant aux dépenses, les nouvelles limites entre les rôles des partenaires, s’estompent. Conséquence, les conflits apparaissent, le rôle du père est remis en question et celle de la mère également. Les tensions prennent le dessus, ce qui affecte également l’éducation des enfants, qui se trouvent désormais livrés à eux même. D’où l’augmentation du taux de délinquance ces dernières années, outre l’échec scolaire dû au déséquilibre au sein de la famille.

Par ailleurs, le sociologue est revenu sur la question du retard de l’âge du mariage. « Ce phénomène a mis les parents face à une nouvelle épreuve. Pour les générations précédentes, l’accomplissement et l’épanouissement sont liés au mariage, considéré comme le seul moyen pour accéder à un statut social. Pour les jeunes, la vie professionnelle est une priorité. Elle définit leur position dans la société. Fonder une famille est considéré comme étant un résultat, qui va avec une bonne situation financière…Avec les difficultés qu’ils pourront confronter par manque de moyens, la plupart des  jeunes préfèrent ne pas faire de compromis, et privilégient le confort chez leurs parents… »

Emna Bhira