Tunisie : Financement du budget par la BCT, conséquences sur les avoirs en devise, le dinar, l’inflation…

09-02-2024

La Tunisie, en quête de solutions face à un déficit budgétaire majeur, se voit contrainte de prendre des mesures drastiques pour combler le manque de financement extérieur. Ainsi, le 6 février courant, le Parlement tunisien a adopté un amendement autorisant la Banque centrale de Tunisie (BCT) à financer directement le budget. Une mesure qualifiée d’ « exception Â» par le gouvernement.

En effet, l’amendement de la loi garantissant l’indépendance de la BCT a été approuvé par l’Assemblée des représentants du peuple, levant ainsi l’interdiction pour la BCT de financer le Trésor public.

Selon cette modification, la BCT est autorisée à accorder un prêt « Ã  titre exceptionnel Â» de 7 milliards de dinars (2 milliards d’euros) à l’État. Ces fonds sont destinés à partiellement couvrir le déficit budgétaire de 2024, évalué à 28,7 milliards de dinars, comprenant 16 milliards d’emprunts extérieurs, dont dix milliards n’ont pas encore été assurés.

Mais cette décision n’a pas tardé à susciter des préoccupations parmi les experts en raison de ses possibles répercussions sur l’inflation et la valeur du dinar.

Hamza Meddeb, Chercheur et spécialiste en économie politique pour le Think Tank, Carnegie Middle East Center nous livre son analyse sur la question.

Un gap de 10 milliards de dinars non identifié

Après les tentatives infructueuses pour parvenir à un accord avec le FMI et d’autres sources de financement extérieur, la Tunisie se retrouve aujourd’hui avec un déficit budgétaire alarmant. Le pays  a un problème de financement en raison de son incapacité à sécuriser des sources de financement extérieurs. « L’accord avec le FMI n’a pas abouti et beaucoup d’autres financements qui dépendent du FMI n’aboutissent pas non plus. Ainsi, la Tunisie se retrouve avec un gap de financement qu’elle n’arrive pas à financer », nous dit Hamza Meddeb.

Si jusqu’à présent la Tunisie a compté sur diverses sources telles que les revenus du tourisme, les transferts des tunisiens résidents à l’étranger, et les recettes d’exportation d’huile d’olive, force est de constater qu’elles n’ont pas été suffisantes pour couvrir les besoins financiers du pays.

« L’exercice financier de 2023 s’est clôturé avec un déficit de 4.8 milliards de dinars, et en 2024, le paiement de la dette extérieure va s’élever à 2.6 milliards de dollars. Dans la loi de finances de 2024, le besoin de financement extérieur a été estimé à 16.5 milliards de dinars, mais seulement 6.5 milliards ont été identifiés, laissant un gap de 10 milliards de dinars dont les sources restent inconnues », précise Meddeb.

Recours à la Banque Centrale : « La Tunisie n’a pas le choix »

« La Tunisie n’a pas le choix », tels sont les mots prononcés par la ministre des Finances, Sihem Boughdiri Nemsia, lors de la plénière de l’ARP du 6 février.

Selon Hamza Meddeb, le principal problème de la Tunisie ne réside pas dans la dette intérieure mais dans le paiement de la dette extérieure. « Pour la dette intérieure il est toujours possible d’emprunter auprès des banques nationales, mais pour la dette extérieure, qui est en devises, il faut trouver des sources de financements. Alors oui la Tunisie n’a pas le choix…mais elle ne s’est pas donné le choix ».

De plus, pour rappel, le chef du gouvernement, Ahmed Hachani, a récemment affirmé à la directrice du FMI que la Tunisie honorerait ses engagements en matière de remboursement de la dette, soulignant encore l’absence d’options viables.

« Aujourd’hui le gouvernement se heurte au mur de la dette. Recourir à un financement direct de la Banque Centrale de Tunisie revient à puiser dans les réserves de la Banque Centrale de Tunisie », nous dit Meddeb. Ce dernier indique a cet égard qu’il est intéressant de relever que les 2.6 milliards de dollars de paiement de dette extérieure en 2024 correspondent à peu près aux 7 milliards de dinars que le gouvernement va demander à la Banque Centrale.

A noter que le recours à la Banque Centrale de Tunisie pour le financement du Trésor Public a été utilisé en 2020, pendant la crise de la Covid-19 dans des circonstances exceptionnelles de croissance nulle et d’urgence sociale et sanitaire.

Conséquences économiques et financières

Cette démarche risque de provoquer une série de conséquences économiques. Avec des réserves en devises s’élevant à 8.3 milliards de dollars, le financement de 7 milliards de dinars représente entre 15 à 20% de ces réserves. « La première répercussion, sera l’incapacité de la BCT à défendre le dinar. Nous allons donc probablement assister à une dépréciation du dinar dans les prochains mois. De ce fait, les prix risquent d’augmenter en raison de la hausse mécanique de l’inflation due à cette dépréciation Â», affirme Hamza Meddeb.

En outre, le chercheur indique que cette décision risque de prolonger la stagnation économique en Tunisie. « Les ressources nécessaires pour stimuler le secteur privé font déjà défaut, et le recours à des solutions de financement facile ne contribue pas à résoudre les problèmes structurels de l’économie. Il n’y a pas que les produits de consommation qui seront réduits, Il y aura également une baisse, déjà importante aujourd’hui, des intrants. A savoir les produits semi-fini et transformés en Tunisie. Cette baisse se poursuivra et impactera des pans entiers de l’économie, notamment l’industrie, impactant négativement encore la création d’emploi et la croissance Â», dit-il.

Questions sur l’indépendance de la Banque Centrale

Cette opération soulève également des préoccupations quant à l’indépendance de la Banque centrale de Tunisie. « L’indépendance de la Banque Centrale est devenue aujourd’hui une fiction. Elle a été garantie par la constitution de 2014, or celle-ci elle n’existe plus. Nous n’avons pas vu la BCT dire non à quoique ce soit depuis la nouvelle constitution de 2022 », relève Hamza Meddeb.

« Tout ce qu’a fait la BCT ces dernières années, a été de sécuriser des réserves en devises au prix d’un sevrage de l’économie et d’une limitation drastique des importations. Maintenant la BCT et l’Etat considèrent qu’il est temps d’utiliser une partie de ces réserves pour le paiement de la dette, au risque de prolonger l’enlisement de la stagnation économique Â», conclut le chercheur.

Wissal Ayadi