Tunisie : Ingénieurs, médecins et Start-uppers : départs massifs vers l’étranger !

22-02-2022

Environ 39.000 ingénieurs ont quitté la Tunisie entre 2015 et 2021 pour s’installer à l’étranger. L’année dernière, sur 1047 nouvelles inscriptions au Conseil de l’Ordre des médecins tunisiens, 975 ont préparé un dossier de départ à l’étranger. Des chiffres qui font froid dans le dos et qui montrent que le pays est en train de se vider de ses élites.

Le manque d’opportunités, de vision sur l’avenir, des salaires parfois indécents et des conditions de travail précaires, telles sont les principales raisons de ce phénomène qu’on appelle la fuite des cerveaux.

Qui sont ces candidats à l’émigration ? Pourquoi décident-ils de prendre le large ?

Témoignages

Nader est un brillant étudiant à l’INSAT. Il a 23 ans et étudie dans la filière Génie Logiciel pour devenir ingénieur en informatique. « J’ai encore 2 ans d’études à faire et j’envisage de faire mon stage de fin d’études à l’étranger. Il est hors de question que je travaille en Tunisie, cela ne m’intéresse pas ». Ce futur ingénieur n’a même pas encore terminé son cursus qu’il commence déjà  à scruter les offres d’emploi disponibles à l’étranger. « Parfois je m’amuse même à passer des entretien virtuels et ça marche! », ajoute-t-il. Pour lui, il est inenvisageable d’intégrer une entreprise tunisienne, car « financièrement cela ne vaut pas le coup ».

Nous l’appellerons Anissa. Elle a souhaité resté dans l’anonymat car le centre hospitalier universitaire pour lequel elle travaille à Berlin en Allemagne est très stricte sur le comportement de ses médecins vis à vis des médias. Après des études à la faculté de médecine de Tunis, elle a finalement décidé de partir. « J’ai fini ma thèse en Tunisie et je prenais en parallèle des cours d’allemand. Je n’ai même pas attendu de passer le concours du résidanat. Avec mon mari, nous avions déjà décidé de partir alors que nous étions encore étudiants ».

C’est une mauvaise expérience à l’hôpital public qui a décidé ce couple. « Le système de santé publique est un système pourri. Personne ne fait son travail correctement. On nous presse comme des citrons avec des gardes interminables. C’est un système pyramidale où les médecins titulaires dorment pendant leurs gardes et donnent tout le boulot aux médecins étudiants. De plus, les conditions de travail ne permettent pas l’exercice de la médecine. On laisse mourir des patients dans l’indifférence la plus totale. C’était devenu infernal ! ». Un témoignage poignant qui en dit long sur la volonté des jeunes médecins de partir.

Enfin, Nizar est ce qu’on appelle un Start-upper. Il y a quelques années, il crée le premier site de co-voiturage en Tunisie. Mais il a été confronté aux lourdeurs administratives et à un manque de soutien de l’Etat dans son projet. Il n’a pas pour autant abandonné. Il a ensuite lancé une société agissant dans le E-Commerce dans l’espoir que la Tunisie s’ouvre à cette branche devenue aujourd’hui une pratique courante dans tous les pays du monde. Encore une fois, il n’a vu aucune avancée. « J’ai donc décidé de partir en France », nous dit-il. Faute d’un climat entrepreneurial favorable, Nizar a fait le choix de partir, laissant derrière lui la volonté de participer à l’effort de développer l’économie de son pays.

Un ingénieur marocain est payé 4 fois plus qu’un ingénieur tunisien

Il y a quelques semaines, une photo d’une dizaine d’ingénieurs tunisiens à l’aéroport Tunis/Carthage qui étaient sur le départ pour l’étranger avait fait le buzz sur les réseaux sociaux. « Cela se passe tous les jours de nos jours », déplore Kamel Sahnoun, Doyen de l’Ordre des Ingénieurs Tunsiens (OIT). Environ 39.000 ingénieurs ont quitté la Tunisie entre 2015 et 2021. Soit 6500 par an et 20 tous les jours.

« Nos ingénieurs pensent à émigrer alors qu’ils sont encore étudiants. Les meilleurs postes à l’étranger exigent une certaine expérience en entreprise. Ainsi la Tunisie en est réduite à former les ingénieurs dans les écoles en dépensant pour chacun des millions de dinars, ensuite ils sont formés dans les entreprises tunisiennes, pour finalement les voir partir après 5 ou 10 ans », ajoute-t-il.

En effet, les ingénieurs sont ceux qui partent le plus vers l’étranger pour une vie meilleure. Les principales raisons sont financières et en rapport avec les conditions de travail. « Un ingénieur marocain est payé 4 fois plus qu’un ingénieur tunisien et en Jordanie deux fois plus. Les ingénieurs de la fonction publique ont obtenu une prime en 2017, ce qui n’est pas le cas des ingénieurs des entreprises et établissements publics. Les ingénieurs du secteur privé sont aussi dans la précarité ».

En effet, si les chanceux qui travaillent dans de grandes entreprises internationales sont plutôt bien payés, les autres qui évoluent dans des plus petites entreprises, notamment en dehors de la capitale, peuvent être payés 600DT ou 700DT.

C’est ce qui a poussé bon nombre d’entre eux à franchir le pas et s’envoler vers d’autres cieux. D’après le doyen de l’OIT, les principaux recruteurs se trouvent sur le continent africain et dans les pays du Golfe pour les sociétés pétrolières et en Europe et en Grande-Bretagne pour les ingénieurs en informatique.

« Nous avons tiré plusieurs fois la sonnette d’alarme. Notre problème c’est que l’instabilité politique et les changements de gouvernement n’ont pas permis de prendre en main cette question et de prendre les mesures nécessaires pour freiner l’hémorragie. Le deuxième problème c’est le modèle de développement de la Tunisie qui est en panne et qui ne permet pas aux ingénieurs d’utiliser leur capacité au service du développement du pays », affirme Sahnoun.

Plus de 95% des nouveaux médecins demandent à partir

« Durant l’année 2021, 1.047 inscriptions au Conseil national de l’ordre des médecins ont été enregistrées, dont 975 ont préparé un dossier de départ à l’étranger ». Ce chiffre nous a été dévoilé par le Président du Conseil de l’ordre des médecin Tunisiens, Ridha Dhaoui. « Nous avons établi cette statistique en fonction des médecins qui nous demandent des attestations de bonne conduite nécessaire à l’élaboration d’une candidature pour un poste à l’étranger », a-t-il confirmé.

Le Dr Dhaoui indique que les candidats à l’émigration sont principalement des jeunes médecins en mal de débouchés. « A la fin de leurs études, les médecins sont considérés comme des médecins de famille. Il s’agit de « super généralistes » qui ont des connaissances plus profondes de certaines spécialités que les médecins généralistes. Or la santé publique ne les a pas intégrés. Alors aujourd’hui nous avons 1800 médecins, dont 900 sont des médecins de famille pour lesquels on na pas prévu d’issue à la sortie. Pour les plus déterminés, ils iront ouvrir un cabinet privé. Or la culture du médecin de famille n’est pas encore comprise des Tunisiens qui préfèrent aller consulter directement un spécialiste ».

Ainsi, ces « super-généraliste » ont du mal a démarré. Ceux qui ont été contraints de choisir cette spécialité de médecin de famille , faute d’avoir réussi les concours de spécialités décident donc de partir faire leur spécialité ailleurs.

Autre raison qui pousse nos médecins à partir demeure dans les conditions de travail. En effet, en Tunisie, les médecins sont utilisés au maximum de leur capacités, voire au delà, en enchaînant les gardes avec très peu de temps de repos pour un salaire loin d’être à la hauteur. « Les départs de médecins tunisiens vers la France se sont accélérés quand le système de repos post-garde a été mis en place. Ainsi, un médecin en France n’a pas le droit de travailler le lendemain d’une garde. « En Tunisie vous pouvez travailler 36 heures d’affilée et donc faire une garde un jour sur deux, mettant en sursis leur santé mentale. Il faut également leur donner les équipements et le matériel nécessaire pour l’exercice de la médecine », lance le Président du CNOM.

D’après Ridha Dhaoui, « il faudrait trouver des astuces pour inciter les jeunes médecins à rester. Il serait par exemple intéressant de créer des postes de médecin collaborateur qui consiste à faire en sorte qu’un jeune médecin travaille avec un docteur expérimenté dans un cabinet pendant deux ans afin qu’il acquière une expérience. C’est une manière pour eux de compléter leur formation », propose Dhaoui.

Autre recommandation, celle de l’assouplissement des règles quant au choix des spécialités. En effet, un médecin qui choisit une spécialité et qui finalement se rend compte qu’il s’est trompé est obligé de finir son cursus et de repasser le concours pour prétendre à une autre spécialité. Encore une raison qui les pousse à se tourner vers l’étranger.

Pour autant, le Dr Dhaoui tient à rassurer. La Tunisie n’est pas en manque de médecins.

Wissal Ayadi

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Victor

Moi je reste, j’aime mon pays, malgré tout.. Je reste pour contribuer à la construction après cette démolition voulue du pays…