La crise de l’UTICA: Un syndicat patronal en retrait face aux défis économiques

24-05-2024

La situation actuelle de l’UTICA (Union Tunisienne de l’Industrie, du Commerce et de l’Artisanat) est préoccupante. Autrefois acteur incontournable du paysage économique tunisien, le principal syndicat patronal semble aujourd’hui en retrait, absent du débat public et économique, malgré une conjoncture économique particulièrement difficile.

Hamza Meddeb, Chercheur pour le Think Tank Carnegie Middle East Center, spécialiste de la Tunisie, nous livre son analyse.

Problèmes organisationnels et déficit de légitimité

Voilà bientôt six mois que l’UTICA aurait dû organiser son Congrès afin de renouveler sa direction. Pour autant, cette échéance se fait toujours attendre faisant planer l’ombre d’une crise au sein du principal syndicat patronal du pays. Pour Hamza Meddeb, il s’agit là du premier élément quant à l’absence de l’UTICA au sein du débat politique et économique.

« Cette organisation est confrontée à un déficit de légitimité similaire à celui de l’UGTT (Union Générale Tunisienne du Travail). L’UGTT a récemment modifié l’article 20 pour renouveler son exécutif, ce qui a engendré des divisions internes et affaibli sa capacité de négociation vis-à-vis du pouvoir politique. L’UTICA, quant à elle, n’a toujours pas organisé son congrès, entraînant des démissions au sein du bureau exécutif et des critiques de ses branches syndicales ». En effet, récemment les membres de la Fédération Nationale des Entrepreneurs du bâtiment et des travaux publics (FNEBTP), affiliée à l’UTICA ont exprimé leur préoccupation quant au report du 17ème Congrès de l’UTICA, initialement prévu pour janvier 2023, sans motif légitime apparent. Ils ont souligné que ce report pourrait entraîner des anomalies par rapport au statut de la centrale patronale, à son règlement intérieur ainsi qu’aux lois en vigueur.

« Cette inaction de la part de Samir Majoul, le président de l’UTICA, fragilise l’organisation », affirme Meddeb.

Contexte politique post-2021: Une hostilité anti-élite croissante

Selon Hamza Meddeb, l’autre élément d’explication réside dans le contexte post-2021. En effet, celui-ci se caractérise par une hostilité marquée envers les élites économiques, exacerbée par le président Kaïs Saïed. Lors de chacun de ses discours, le chef de l’Etat accuse ces élites d’avoir accumulé des avantages illégaux pendant des décennies et prône leur responsabilisation financière. « L’opinion publique partage cette méfiance en raison de la réputation de ces élites associées à une économie de rente. En conséquence, les élites économiques se trouvent sur la défensive, incapables de défendre efficacement leurs positions dans un climat politique hostile », nous dit le chercheur.

L’UTICA se pose ainsi comme une groupe d’élites économiques qui fait face à un contexte politique difficile et qui ne trouve pas le moyen de s’exprimer et de défendre sa position et ses intérêts alors qu’il s’agit, rappelons-le, de leur rôle principal en tant que syndicat.

Par ailleurs, Hamza Meddeb souligne une certaine forme de « profil bas » de la part de l’UTICA dans un contexte politique qui n’est pas favorable aux élites économiques. « Avant ils avaient leurs entrées au sein de la scène politique en faisant jouer leurs relations au sein des partis politiques ou au sein du parlement » . Aujourd’hui la centrale patronale a perdu ces entrées-là ».

Inaction face à la crise économique

Sur le plan économique, l’UTICA s’est montrée absente dans plusieurs crises sectorielles récentes, comme celles des boulangeries, du textile ou des salons de thé et café. « Lors de la crise des boulangeries dites « modernes », c’est la CONECT (Confédération des Entreprises Citoyennes de Tunisie), syndicat concurrent, qui s’est mobilisée pour défendre les professionnels du secteur », rappelle Meddeb. Cette absence de l’UTICA révèle ainsi une déconnexion avec les secteurs en difficulté, notamment les PME qui forment la majorité du tissu économique tunisien.

« Il faut rappeler également que la Tunisie a réalisé le taux de croissance le plus bas de la décennie. C’est une économie à l’arrêt avec des secteurs sinistrés et pour autant l’UTICA est toujours absente », ajoute-t-il.

Un leadership vieillissant

Si jusqu’à présent l’UTICA s’est imposé comme étant la plus grande force patronale de la Tunisie, elle semble aujourd’hui perdre du terrain, brillant par son absence et par ses problèmes internes. Contrairement au syndicat ouvrier représenté par l’UGTT exclusivement, dans le patronat, il y a un pluralisme. Ainsi, la CONECT, concurrent direct de l’UTICA a réussi à se frayer un chemin qui grandit un peu plus chaque jour en se réinventant avec un leadership jeune et féminisé et incarnant un renouveau et une mobilisation pour les nouveaux entrepreneurs et les jeunes.

« Cette image dynamique contraste fortement avec celle d’une UTICA perçue comme vieillissante et dominée par une élite économique déconnectée des réalités de terrain. La CONCET incarne l’entreprenariat et les chefs d’entreprises qui cherchent à se battre tous les jours pour gagner leur vie. La CONECT a ainsi profité de l’absence de l’UTICA pour se développer », conclut Hamza Meddeb.

La position actuelle de l’UTICA tranche avec son passé glorieux, notamment en tant que membre du quartet du dialogue national et lauréat du Prix Nobel de la Paix en 2015. Face aux défis économiques et politiques actuels, le syndicat patronal doit impérativement retrouver sa légitimité et sa capacité de mobilisation pour jouer pleinement son rôle sur la scène nationale. Sans cela, l’UTICA risque de continuer son effacement, laissant un vide que d’autres organisations comme la CONECT pourraient bien combler.

Wissal Ayadi