Terres domaniales et terres collectives, les deux piliers du patrimoine foncier tunisien (Explication d’un expert)

26-03-2024

La Tunisie, en tant que nation dotée d’une riche histoire agraire, présente un paysage complexe de propriété foncière. Deux concepts clés qui reviennent souvent dans les discussions sur les terres en Tunisie sont les terres collectives et les terres domaniales. Bien qu’elles soient toutes deux liées à la gestion des ressources foncières, elles diffèrent considérablement dans leur nature et leur administration. Il est donc crucial de comprendre ces différences pour appréhender pleinement le système foncier tunisien.

La président de la république a remis sur la table, récemment, la question des terres collectives, considérant que la législation aujourd’hui en vigueur n’a conduit, dans la plupart des régions, qu’à l’injustice et la corruption, notamment au niveau des comités de gestion et appelle à une révision de la loi.

Le géographe et chercheur Tunisien, Habib Ayeb, nous livre son analyse sur la question.

Les terres collectives

Les terres collectives, comme leur nom l’indique, sont des terres qui appartiennent collectivement à un groupe spécifique de personnes ou à une communauté. Elles sont souvent associées à des formes traditionnelles d’organisation sociale et sont généralement utilisées pour la pratique de l’agriculture et surtout le pâturage.

Les terres collectives en Tunisie sont dans la plupart des cas détenues et gérées par des tribus ou des communautés villageoises. Ces terres sont distribuées entre les membres de la communauté selon des règles coutumières, et leur usage était régi par des normes traditionnelles.

« En réalité cette dénomination est une manière de cacher le terme de terres tribales. Ce sont des terres qui appartiennent à des grandes tribus (Arouchia) et qui sont partout en Tunisie. Depuis l’ère Bourguiba, la notion de tribu a été abolie sous couvert d’une Tunisie moderne, or jusqu’à aujourd’hui ces tribus existent encore », nous dit Habib Ayeb.

Ainsi, si l’on cherche le ou les propriétaires de ces terres, il sera impossible de les trouver administrativement parlant puisqu’elles sont simplement désignées et non enregistrées au cadastre.

D’après les statistiques de l’année 2015, la surface totale des terres collectives est estimée à environ 3 millions d’hectares, pour la plupart répartis dans les gouvernorats de Gabès, Kairouan, Mahdia, Sidi Bouzid, Kasserine, Tataouine, Medenine, Gafsa, Kebili et Tozeur.

Les terres domaniales

Contrairement aux terres collectives, les terres domaniales en Tunisie sont des terres appartenant à l’État. Elles sont considérées comme faisant partie du domaine public et sont administrées par l’État ou ses représentants locaux.

C’est sous la colonisation française que la domanialisation des terres a été largement utilisée pour fournir aux colons de vastes propriétés aux dépens des paysans qui les exploitaient depuis plusieurs générations dans diverses formes. La colonisation a également exploité la confusion et la superposition de multiples cadres juridiques pour s’approprier des terres, rendant difficile pour les utilisateurs de faire valoir leurs droits de propriété devant des tribunaux appliquant un cadre moderne introduit par la colonisation à travers une série de lois et d’institutions juridiques.

« Après l’indépendance, ce même cadre juridique a été utilisé contre les colons pour les exproprier des terres qu’ils exploitaient. L’État est donc devenu propriétaire d’un patrimoine foncier de plus de 800 000 hectares », nous dit Habib Ayeb. Depuis lors, ce patrimoine a été réduit à environ 300 000 hectares et a subi diverses modifications dans sa gestion, étant principalement mobilisé pour soutenir la politique agricole et ses objectifs.

« Il faut savoir que l’Etat est le plus gros propriétaire agricole en Tunisie. La plupart de ces terres sont des terres qui appartenaient aux colons ou il s’agissait de terres tribales qui ont été colonisées. Au moment de l’indépendance de la Tunisie, l’Etat a récupéré ces terres sans pour autant les restituer à leurs propriétaires originels qui étaient pour la majorité des familles pauvres. Ils ont donc été dépossédés deux fois », souligne le géographe.

La fin des terres collectives ?

Lors d’une visite récente dans le sud de la Tunisie, le président de la République, Kais Saied, a annoncé lors de sa rencontre avec des citoyens dans la commune de Douz, dans le gouvernorat de Kébili, un projet de loi en cours d’élaboration qui vise à résoudre de manière définitive le problème des terres collectives.

Il a souligné que le problème réside dans les anciens textes juridiques datant des années 60 régissant ces terres, ainsi que dans le maintien des anciens conseils de gestion. Le chef de l’État a insisté sur la nécessité de remédier aux inconvénients et aux problèmes rencontrés par le passé concernant la répartition des terres collectives.

« A cause de ce flou administratif, on peut dire que l’Etat autorise le vol de ces terres puisqu’il suffit pour n’importe qui de s’y installer, d’y créer une activité agricole et il sera facilement possible de l’enregistrer à son nom et d’obtenir un titre de propriété si personne ne vient contester », rappelle Habib Ayeb.

Au sujet de la question du tribalisme, Saied a affirmé qu’il est désormais dépassé et qu’il faut « mettre fin à toutes ses formes », soulignant que tous les citoyens sont égaux, quel que soit leur lieu de résidence.

La libéralisation de ces terres collectives, qui sont pour la plupart mal exploitées, voire inexploitées, pourraient constituer une solution agricole à la grave crise alimentaire de la Tunisie qui est obligée d’importer une grande partie de son alimentation de base.

Donner un statut à ces terres collectives

Pour le géographe Habib Ayeb, le problème dans les terres collectives réside dans leur statut. « L’élite politique mais aussi intellectuelle a cru à un mensonge pendant plus de 70 ans. Celui de la disparition des tribus. Or les tribus n’ont jamais disparu et tout le monde s’en est rendu compte en 2011 ».

Ainsi, la question est de savoir si les tribus accepteront les nouvelles conditions qui seront imposées par la future refonte de la loi.

« Il faudrait soit redistribuer les terres aux membres de la tribu de manière légale ou créer des sortes de coopératives. Cela devient très urgent pour l’Etat de régler cette question car ces terres sont convoitées par de nombreux opérateurs, c’est le cas notamment des spéculateurs, des agro-buisness mais aussi de l’Etat lui-même. Ces trois-là veulent accéder à ces terres pour en faire une agriculture rentable. Or les tribus s’y opposent farouchement car ils ont besoin de ces terres pour le pâturage », conclut Habib Ayeb.

Wissal Ayadi