Tunisie : L’aide alimentaire de la Libye, commentée par Jouini, Moalla et Jhinaoui

19-01-2023

L’aide alimentaire libyenne à la Tunisie, a provoqué un véritable tollé dans l’opinion publique, considérant qu’il s’agit là d’un « don de la honte » ou d’une humiliation orchestrée par le gouvernement libyen.

Les autorités de Tripoli ont annoncé, hier mercredi 18 janvier, le franchissement d’un convoi de 96 camions au niveau du passager frontalier de Ras Jdir entre la Libye et la Tunisie. Un convoi extraordinaire, qui sera suivi par un autre puisqu’on annonce au total 170 véhicules, transportant  200 tonnes de sucre blanc, 28 000 cartons d’huile alimentaire, 5 000 tonnes de semoule et 1 040 tonnes de riz.

Du côté Tunisien, c’est le silence radio. Aucune communication n’a été faite, ni sur le cadre de cette opération, ni sur la finalité de ces produits alimentaires.

Pour en savoir plus sur les relations qu’entretiennent la Libye et la Tunisie et ainsi comprendre le réel objectif de ce don, nous nous sommes adressés à plusieurs experts, chacun allant de son analyse sur la question.

« C’est une humiliation pure et simple »

Dans un premier temps, nous avons contacté Ghazi Moalla, l’expert en affaires libyennes et pour lui, cette aide alimentaire est une humiliation pure et simple. « Un état qui donne une aide alimentaire d’une valeur de 2 millions de dollars à un autre pays qui n’est pas dans une situation de catastrophe, c’est une humiliation. Par exemple, l’Union Européenne sait très bien que la Tunisie vit une crise, et elle a décidé non pas de faire un don de céréales, mais d’octroyer un crédit de 150 millions d’euros pour l’achat de blé. C’est ça la différence avec le don libyen », affirme Moalla. 

Selon lui, Dbaiba veut rabaisser la Tunisie. « La Libye n’a jusqu’à présent pas encore payé sa  dette notamment en ce qui concerne les factures non payées des cliniques privées car, elle attend de la Tunisie plusieurs choses qu’elle n’a pas encore obtenu, dont le déblocage du gel des avoirs de certains libyens », poursuit-il.

Une aide destinée a être vendue ou distribuée gratuitement ?

Béchir Jouni est expert en relations internationales et spécialiste de la Libye. Il explique de son côté que l’aide libyenne ne doit pas être considérée comme étrange. « Depuis toujours, et notamment dans les moments difficiles, la Tunisie et la Libye ont su compter l’une sur l’autre grâce à leur proximité géographique, culturelle, historique. Donc ce n’est pas étrange, sur le principe, que les deux pays s’entraident », a-t-il noté.

Il indique, néanmoins, que ce qui diffère cette fois ci, c’est la manière dont a été révélé cette information. Pour rappel, c’est le chargé de communication de l’ambassade libyenne à Tunis, Naïm Chaïbi qui a fait état à la presse de ce convoi et qui a donné les détails de la composition de cette aide. Une situation qui a crée une polémique.

« Est ce que c’est une aide qui vient du peuple libyen au peuple tunisien, du gouvernement libyen au gouvernement tunisien oui alors du régime libyen au régime tunisien ? Selon moi, il s’agit d’un soutien direct du régime de Dbaibah à celui de Kaïs Saïed. Il y a des actions qui ont été faites, qui sont en cours et qui se feront dans le futur, qui servent en quelque sorte à chacune des parties de marquer des points pour soi ou contre d’autres personnes en utilisant le dossier libyen et les relations tuniso-libyennes », nous dit Béchir Jouni.

En effet, s’il s’agit d’une aide officielle, alors il y a des canaux officiels par lesquels cette aide doit passer. « Il s’agit également de comprendre comment ces produits de première nécessité vont être distribués gratuitement en considérant qu’ils sont arrivés en Tunisie de manière gratuite ? Beaucoup pensent que cette aide sera remise à l’Office du commerce de Tunisie pour être introduite au stock et vendue. Ou alors, comme il s’agit d’un don, sera-t-elle remise à l’Union tunisienne de solidarité ? », s’interroge l’expert. Avant d’ajouter que « en ce qui concerne les personnes qui considèrent que cette aide est une forme d’humiliation, il ne faut pas oublier que la Libye ne nous a pas aidé sans l’accord de la Tunisie. Il y a eu un feu vert des autorités tunisiennes ».

Pour le moment, aucune information officielle n’a été communiquée côté tunisien.

Egalement contacté par Gnetnews, l’ancien ministre des Affaires étrangères, Khemais Jhinaoui, souligne quant à lui qu’il est tout a fait naturel que les Libyens aident la Tunisie. « Il ne faut pas oublier qu’au lendemain de la révolution, la Tunisie à accueilli 1,3 millions de libyens en 4 mois… mais personne n’a crié haut et fort que nous les avions aidés. Il aurait fallu que cette aide soit canalisée par les voies officielles, en organisant un point de presse, un communiqué ou une réception officielle par les ministères concernés », déplore Jhinaoui.

Le futur des relations tuniso-libyennes

Malgré des moments de « tensions », ou de « frictions », les relations entre la Tunisie et la Libye ont toujours été basée sur la fraternité et l’union. Aucune crise diplomatique n’est venue entachée les liens qui unissent les deux nations et l’histoire a montré la force de cette unité.

En novembre dernier, Abdulhamid Dbaibah était en visite officielle, rencontrant successivement, la cheffe du gouvernement, Najla Bouden, puis le président de la république Kaïs Saïed. La contribution de la Tunisie à la réalisation des projets d’infrastructure en Libye, était parmi les principaux axes de sa rencontre avec les autorités tunisiennes, en plus du développement des échanges commerciaux entre les deux pays.

A cet égard, Ghazi Moalla, déplore l’absence de signature d’accords entre les deux parties. « L’année dernière quand Dbaiba est partie en Turquie, une vingtaine d’accords ont été signés. Pourquoi n’a-t-il rien signé avec la Tunisie ? », s’interroge-t-il.

De son côté, Béchir Jouni affirme que la Tunisie aura toujours sa place en Libye et dans la reconstruction de la Libye. « N’importe quel Tunisien, qu’il soit ingénieur, ouvrier ou commerçant ne va pas attendre des accords officiels entre les deux pays pour se rendre en Libye. Il y a beaucoup de choses dans le domaine des affaires qui échappent au gouvernement tunisien », nous dit Jouini.

Selon lui, il y a deux volet à retenir dans la venue de Dbeibah en Tunisie en novembre dernier. Présent dans l’une des plus importantes réunions, Bechir Jouini explique que le premier volet était bien sûr politique. A cet égard, l’expert affirme qu’a ce moment là Dbeibah a senti qu’il n’était pas dans une position très favorable en Tunisie. « Mais il a été tout de suite rassuré par sa réception officielle par la cheffe du gouvernement Najla Bouden ».

Par ailleurs, le deuxième volet concerne la délégation d’hommes d’affaires relevant de l’UTICA, qui s’est s’est entretenue avec les autorités libyennes. « Il y avait une quarantaine d’hommes d’affaires et une délégation importante du gouvernement libyen. C’était une réunion positive puisque fin décembre Samir Majoul s’est rendu en Libye avec une délégation d’hommes d’affaires tunisiens. Une visite durant laquelle de nombreux accords ont été conclus avec la Libye », souligne le spécialiste de la Libye.

« Il est clair que la Tunisie peut aller encore plus loin dans ses relations avec la Libye, mais il faut pour cela adopter une vraie stratégie afin de définir la nature des relations entre les deux pays. Il faut que la Tunisie fasse un pas vers la Libye », poursuit-il.

Une position que partage, Khemais Jihnaoui, ancien ministre des affaires étrangères. « Depuis la venue de Dbeibah en novembre, est ce que avez-vous un responsable tunisien aller en Libye ? Non. A part le secteur privé, je n’ai pas encore vu d’officiels tunisiens se rendre en Libye. C’est à la Tunisie de suivre ce qui a été discuté lors de la visite de Dbeibah pour que les Libyens honorent leurs engagements, notamment en ce qui concerne la dette libyenne envers la Tunisie », souligne l’ancien ministre des Affaires étrangères.

« Depuis 2019, la Tunisie n’a engagé aucune démarche pour aider le peuple libyen pour qu’il sorte de la crise. Sous la présidence de Feu Béji Caïd Essebsi, nous avions organisé une initiative  unilatérale avec l’Algérie et l’Egypte afin de discuter d’une solution pour une sortie de crise en Libye, nous nous sommes déplacés en Libye afin de rencontrer toutes les parties. Aujourd’hui il n’y a plus rien », conclut Khamais Jhinaoui.

Wissal Ayadi