Enquête sur le mariage « orfi », une pratique répandue dans la société tunisienne

16-04-2022

Depuis plusieurs jours en Tunisie, une polémique sur le mariage coutumier ou plus communément « orfi » agite l’opinion publique. Cette question a été abordée dans le feuilleton télévisé, (Barâa)  réalisé par Sami El Fehri, diffusé pendant ce mois de ramadan et qui a profondément choqué de nombreux téléspectateurs.

Même si cette pratique n’a pas lieu d’être, puisque la loi tunisienne interdit ce genre d’unions au même titre que la polygamie, ce thème a soulevé un véritable débat public, levant le voile sur une pratique qui n’a cessé d’augmenter depuis la révolution.

« Mon intention était de choquer l’opinion »

Depuis plusieurs années, les séries diffusées pendant le mois de ramadan n’ont cessé d’aborder des thèmes qui sont plutôt tabous en Tunisie. Trafic de drogue, prostitution ou encore immigration clandestine. Cette fois c’est au tour du mariage coutumier de faire son entrée dans le débat public.

En effet, dans la série télévisée « Baraa », réalisée par Sami El Fehri, il est question d’un homme qui décide de conclure un mariage « orfi » avec son aide ménagère, alors qu’il est déjà marié de manière légale avec sa femme depuis 20 ans.

Après la diffusion de cette séquence, de nombreux internautes n’ont pas hésité à commenter et à critiquer en indiquant que le feuilleton incitait à ce genre d’unions et à la polygamie.

Ainsi, nous avons contacté le Cheikh Badri Madani, théologien et prédicateur au sein du ministère des Affaires religieuses. Dans le feuilleton, il a joué le rôle du cheikh venu sceller l’union coutumière. « Ma participation était très bien étudiée. Mon intention était de choquer l’opinion publique et d’ouvrir le débat sur le mariage « orfi » qui est de plus en plus pratiqué en Tunisie. Je ne  soutiens pas ce genre de mariages », nous a-t-il confié. En effet, de nombreuses personnes ont été surprises de voir le Cheikh Badri interpréter ce rôle, alors qu’il est connu pour son opposition à cette pratique. « Malheureusement nous avons beaucoup de Cheikh qui encouragent ces unions en les célébrant », poursuit-il.

Cheikh Badri Madani lors du tournage de la série « Baraa », accompagné de Sami Fehri et Fethi Haddaoui

D’après lui, le discours religieux n’est pas exclusif aux mosquées, mais peut se faire à travers d’autres moyens, comme ici par les séries télévisées.

« Dans la société moderne d’aujourd’hui, les messages importants ne passent qu’à travers des messages chocs. Nous voulions à travers ce choc alerter les personnes sur les dangers du mariage « orfi ». Il s’agit d’une injustice pour la femme, pour l’enfant (s’il y a enfant) », nous dit-il.

« D’après le saint Coran, le mariage doit être construit sur les notions de respect, d’amour et de miséricorde. Un vrai mariage est un mariage qui est annoncé. Un mariage pendant lequel il est célébré une fête et où les familles sont réunies et non pas un mariage fait dans la clandestinité, comme c’était le cas dans la série », conclut-il.

Le mariage coutumier est le résultat de l’hypocrisie sociale

En novembre 2021, le journal « Assabah » publiait les chiffres officiels des affaires relatives aux mariages coutumiers jugés dans les tribunaux tunisiens. Ainsi, sur les cinq dernières années, la justice a tranché dans 1718 affaires de mariage coutumier, dont 287 en 2020.

Un chiffre non négligeable pour une pratique formellement interdite par la loi civile et passible d’une peine de prison.

Afin de comprendre cette recrudescence dans la société tunisienne, nous nous sommes entretenus avec le sociologie, Tarek Belhadj Mohamed. Il explique que le mariage coutumier ne date pas d’aujourd’hui. « Ce genre d’unions étaient déjà faites bien avant la révolution. Mais avec un Etat fort, ils étaient tus et tabous », nous dit-il.

Tarek Belhadj Mohamed / Sociologue

Ainsi, selon lui, le nombre de mariages coutumiers a explosé après la Révolution. « Après la révolution c’est devenu une vraie question d’opinion publique car le mariage « orfi » est venu en même temps que l’Islam politique. Aujourd’hui c’est presque devenu quelque chose de légal sans l’être officiellement », affirme Belhadj Mohamed.

Le sociologue analyse cette question comme étant le résultat d’une dualité entre la société moderne et traditionnelle intrinsèque aux Tunisiens. « La religion est devenue un prétexte pour ce genre de mariages. Le désir d’avoir une relation libre et l’interdiction légale d’en avoir poussent à ce genre de pratiques pour justifier cette hypocrisie sociale. Les valeurs du  « Halal et du Hram »   sont des composantes importantes dans le quotidien des Tunisiens ».

Par ailleurs, il explique que la mariage « orfi », est une sorte d’adultère masqué et qui peut concerner toutes les classes sociales. « Quand on ne peut pas avoir une petite copine librement ou que le divorce est inconcevable, alors le recours à une mariage « orfi », devient une alternative légitime », ajoute le sociologue.

Quels sont les risque pénaux?

Maître Mourad Dellech est avocat au barreau de Tunis. Il indique dans un premier temps, qu’il existe deux catégories de mariages coutumiers. Le premier concerne l’homme qui est déjà marié civilement et décide d’avoir une deuxième épouse. Ensuite, il y a celui qui décide d’épouser une femme sans passer par l’acte civil. Dans les deux cas c’est interdit par la loi. «Dans tous les cas de figure, il s’agit d’une relation hors mariage et donc comme un adultère », précise-t-il. « Le contrat qui est signé dans ces cérémonies n’a aucune valeur légale », ajoute-t-il.

Il explique par ailleurs, que le mariage « orfi » n’a aucune valeur en ce qui concerne les droits de l’épouse et des enfants nés de cette union. « Par exemple, dans les affaires de successions, il est impossible de faire valoir leurs droits car le mariage n’a pas été scellé de manière civile », souligne  Mourad Dellech.

Il précise également, que la justice tunisienne est très sévère quant à ce genre d’affaires. « C’est une faute facile à prouver, il n’y a pas d’appréciation. Dans le feuilleton, on voit que c’est vraiment une fiction, car il suffit à la justice d’ordonner une expertise afin de prouver qu’il existe des relations sexuelles entre les deux époux et donc de prouver l’adultère », explique l’avocat.

La mariage coutumier est passible d’une peine d’un an de prison ferme pour les deux époux. « Par ailleurs, les accusés ne peuvent pas bénéficier de l’article 53 relatif aux circonstances atténuantes », conclut Maître Dellach.

Wissal Ayadi