Tunisie : « Il faudrait sortir du modèle de l’Etat providence, et revoir le mode de rémunération des employés » (économiste)

08-06-2022

Sadok Belaid, chargé de rédiger une nouvelle Constitution, a émis le souhait de donner toute sa place à la dimension économique dans la future loi fondamentale. Le président de l’instance consultative pour une nouvelle république a demandé aux participants à la réunion de la  commission consultative des affaires économiques et sociales de présenter des propositions, et ce pour les 40 prochaines années, peut-être pour les intégrer au texte qu’il soumettra pour validation au président Kaïs Saïed, et qui sera, soumis, au référendum le 25 juillet prochain.

En attendant, le programme national des réformes a été dévoilé ce mercredi, laissant entrevoir le chemin que la Tunisie compte entreprendre afin de sortir d’une crise économique qui ne cesse de prendre de l’ampleur.

Pour en savoir plus sur le modèle de développement que devrait entreprendre le pays, Gnetnews s’est entretenu avec l’expert économique Moez Hadidane.

La constitution est-elle le texte approprié pour évoquer l’économie, si oui, dans quels termes ?

M.H: « La dimension économique peut être intégrée dans la Constitution dans le sens où l’intérêt suprême de l’économie doit être mis au-dessus de tout pouvoir. Elle peut même être inscrite comme introduction en soulignant que si l’Etat est menacé de faillite économique, la Constitution peut alors activer des mesures contre toutes formes de décisions, pouvant mener le pays à une telle faillite. Comme par exemple interdire toute revendication, ou grève intempestive qui pourrait nuire au pays économiquement »

Comment réagissez vous à la demande de Belaid aux participants à la réunion de Dar Dhiaffa, de présenter des propositions pour les 40 ans à venir ?

M.H: « Il faudrait aujourd’hui concrétiser des objectifs déjà été fixés. Pour engager une vision sur les quarante prochaines années, il faut bien prendre en compte l’évolution de notre société d’ici 2060. Selon moi, il y a trois axes économiques qu’il faut d’ores et déjà anticiper et travailler.

D’abord les énergies renouvelables. Dans 40 ans, il faut que tous les Tunisiens puissent utiliser les énergies renouvelables afin de se passer de l’énergie fossile.

Ensuite la digitalisation. Il faut absolument que la Tunisie parvienne à assurer une digitalisation de toutes les institutions qui lient le citoyen, et les entreprises aux administrations. Par ailleurs, et ce sont déjà des discours, à de maintes reprises énoncés, il faut développer l’intégration financière, mettre en place la monnaie digitale…

Enfin vient la fonction publique. Il faut réviser le mode de rémunération des employés de la fonction publique qui doit être corrélé avec la productivité. Les modes de recrutement dans la fonction publique devront être révisés afin que les critères reposent sur la compétitivité et non plus sur un parcours de titularisation, comme c’est le cas aujourd’hui.

Il faudra mettre également un terme à ces grands ministères et se diriger, pourquoi pas, vers un modèle à la finlandaise. Pour exemple, en Finlande, le ministère de l’économie est dirigé par seulement 10 personnes ».

Quel rôle doit tenir l’Etat dans le futur modèle de développement ?

M.H: « Le modèle de l’Etat providence des années 60 est désuet et n’est plus en adéquation avec le monde dans lequel nous vivons. A l’époque, la Tunisie sortait à peine de la colonisation et c’était à l’Etat d’être une locomotive de développement. Aujourd’hui, c’est le secteur privé qui doit avoir ce rôle. L’Etat lui, doit préparer le terrain adéquat en faveur du secteur privé en améliorant tout d’abord le climat des affaires. L’Etat doit se désengager et se contenter d’un rôle administratif, de contrôle et de régulation.

Il faut également que l’Etat demeure un collecteur d’impôts, dont les recettes doivent aller principalement au développement de l’infrastructure. L’Etat lance des projets et fait appel à des sociétés privées pour construire des routes, des autoroutes, des ponts, etc.

Il faut savoir qu’aujourd’hui sur les 35 milliards de dinars de recettes fiscales de l’Etat, 20 milliards de dinars sont alloués aux salaires de la fonction publique (soit près de 60%) alors même que la pression fiscale n’a cessé d’augmenter. Il faut que dans 40 ans, ce ratio soit de 5%.

Enfin, il est nécessaire d’adopter un système de justice fiscale effective et pourquoi pas l’inscrire dans la Constitution. Aujourd’hui, le salarié et le fonctionnaire sont ceux qui sont le plus victimes d’injustice car ils sont prélevés à la source. D’autres qui disposent de revenus bien plus supérieurs, ont adopté le régime forfaitaire qui ne permet pas de payer l’impôt à leur juste valeur. Sans parler des professions libérales, qui ne déclarent qu’une partie minime de leurs revenus réels ».

Le gouvernement annonce le début de la réforme de la caisse de compensation à compter de 2023, en subventionnant les revenus, au lieu des prix, afin d’atteindre la réalité des prix en 2026, quelle est votre opinion là-dessus ?

M.H: « L’idée est bonne car elle va permettre de venir en aide aux personnes les plus fragiles. Selon la loi de finance 2022, l’Etat tunisien dépensera environ 7 milliards de dinars de subvention dont 3,77 milliards qui iront aux produits de premières nécessité, 2,8 milliards pour le pétrole et 0,6 milliards pour les transports publics. Si on divise cette somme sur les 10 millions de personnes que compte la Tunisie, cela veut dire que l’Etat dépense pour chaque citoyen 700 dinars, toutes catégories sociales confondues.

Donc s’il on veut engager une réforme de la caisse de compensation, il faut que ce chiffre baisse. Et pour cela, il faut effectuer un ciblage des personnes qui en ont le plus besoin et donc fixer un seuil en fixant un système de revenus pallier, soit par foyer, soit par individus. Il faut qu’il y ait un arrêt des fuites de subvention à travers, par exemple, des touristes qui viennent visiter le pays et qui se nourrissent de produits subventionnés dans les hôtels et restaurants. Avec la réforme, ces établissements seront contraints d’acheter les pâtes ou le pain à leurs prix réels.

D’où l’importance d’accélérer la mise en place de l’identifiant unique. La déclaration de la situation de chaque foyer ou individu permettra également de mettre un terme à l’économie parallèle ».

Comment évaluer le programme de réformes économiques présenté hier par le gouvernement ?

M.H: « J’ai l’impression qu’ils ont pris en compte les recommandations des experts économiques. Parmi les poins positifs, la réforme de la caisse de compensation, le gel des salaires de la fonction publique, la retraite anticipée, la mise en place d’un congé sans solde de trois ans pour créer sa propre entreprise avec la possibilité de retrouver son poste en cas d’échec, la flexibilité de mouvement entre les ministères, etc. Je pense que nous sommes sur la bonne voie, notamment en ce qui concerne les négociations avec le FMI.

Les deux points qui ont été évoqués dans le programme de réformes économiques et où il y a encore de la résistance sont la justice fiscale et la réforme de entreprises publiques. Je pense qu’il va y avoir certaines réticences de la part des syndicats et de la part de l’UTICA ».

Propos recueillis par Wissal Ayadi