Tunisie : Détournés de leur finalité, les cahiers des charges se transforment en un frein à l’investissement

20-02-2024

Le président de la République a exhorté, tout récemment, le chef du gouvernement à entreprendre une réforme profonde de l’administration, mettant l’accent sur l’impératif de faire respecter la loi à tous les niveaux.

Une première étape cruciale dans cette démarche consiste, selon le chef de l’Etat, à revoir les règlements et les conditions qui encadrent l’activité économique et notamment les cahiers de charges, qui ne sont, en réalité, que des monopoles déguisés, créant des conditions favorables uniquement aux groupes d’intérêts spécifiques.

Gnetnews a tenté de décortiquer les tenants et les aboutissants de ces dispositions, lors d’un entretien avec Anis Wahabi, expert-comptable, commissaire aux comptes et vice-président de l’Ordre national des experts comptables.

Autorisation vs cahiers de charges : Un peu d’histoire

En Tunisie, les autorisations et les cahiers de charges sont des dispositions indispensables à la création de toute activité économique.

Les autorisations sont des approbations officielles délivrées par les autorités compétentes pour permettre à une entreprise ou à un individu d’entreprendre certaines activités ou projets. Ces autorisations peuvent être nécessaires pour des secteurs spécifiques tels que le commerce, l’industrie, la santé, l’environnement, etc.

Selon Anis Wahabi, cette pratique a été instaurée à l’ère Mouradite. « C’était une manière de contrôler l’économie et privilégier les gens qui étaient proches du pouvoir. Dans les économies modernes c’est le capitalisme qui a créé l’Etat. En Tunisie c’est l’Etat qui a créé le capitalisme. », nous dit-il.

La délivrance des autorisations a demeuré en vigueur pendant de nombreuses décennies post-indépendance, cloisonnant et verrouillant l’activité économique laissant peu de place à la liberté d’entreprendre.

Lobbies et économie de rente : A qui profite le cahier de charges ?

Les cahiers de charges, apparus sous l’ancien régime en tant qu’alternatives aux autorisations, sont des documents détaillant les spécifications et les exigences d’un projet ou d’une prestation de services. L’objectif est d’encadrer les projets et de s’assurer que les parties prenantes comprennent et respectent les critères établis. Ces cahiers peuvent inclure des informations telles que les spécifications techniques, les délais, les conditions contractuelles, les normes de qualité, les clauses financières, etc.

« Cela a permis une simplification des procédures et une libération des activités économiques. Sauf qu’en Tunisie le cahier de charges est devenu au fil du temps une autorisation déguisée, faisant du cahier de charge une simple formalité alors qu’elle devrait renforcer le contrôle », déplore l’expert-comptable.

En 2018, le gouvernement présidé par Youssef Chahed a décidé d’aller plus loin en remplaçant un certain nombre d’autorisations par des cahiers de charges. Un document imposant de 221 pages, figurant parmi les textes juridiques les plus étendus de l’histoire tunisienne, se présente toutefois comme une ressource précieuse puisqu’il constituera un outil facilitateur essentiel pour les professionnels, les entrepreneurs et l’administration en regroupant, dans un support unique, toutes les conditions, documents, procédures, délais et références juridiques relatives aux activités nécessitant une autorisation.

« Certaines activités sont passées du statut d’autorisation au cahier de charge. Mais les cahiers ont été largement bien verrouillés créant des obstacles à l’entrée plus importantes que l’autorisation elle-même », nous dit Wahabi. En effet, si l’idée était de de mettre en place des conditions sérieuses pour instaurer une certaine rigueur dans les secteurs concernés cela a été davantage perçu comme une barrière à l’entrée, au profit des lobbies.

« L’objectif initial de libéraliser l’économie a été détourné à cause de l’incapacité des acteurs de respecter la loi, de l’administration de contrôler à postériori et de la puissance des lobbies », affirme l’expert-comptable. Sans oublier les pratiques de corruption qui ne cessent de gangréner l’administration.

Le blocage du système

Une chose est sûre, il demeure un blocage important dans ce système qui nécessite une réforme profonde.

Mais pour Anis Wahabi, cette intervention nécessaire ne doit pas être seulement technique. « L’Etat doit repenser tout le modèle économique et pas seulement les cahiers de charges. Il faut une autre culture, améliorer les pratiques de contrôle. La loi de l’investissement de 2016 dit que l’investissement est libre et c’est un acquis majeur, mais il ne suffit pas de le mettre dans la loi, il faut l’appliquer. Il faut mettre en place tous les processus nécessaires pour que cela devienne une réalité », lance-t-il.

La refonte du système régissant l’activité économique permettra d’encourager la création d’entreprise, la concurrence, la création d’emplois et d’améliorer le climat des affaires, principal frein à l’investissement en Tunisie.

Or, pour le moment les autorités n’ont pas dévoilé les mécanismes qui seront en place pour la refonte des cahiers de charges. Aucune commission n’a été nommée pour se pencher sur ce sujet délicat. En attendant, l’économie de rente continue d’affaiblir une économie déjà fragile, où l’espoir pour de nombreux Tunisiens d’entreprendre dans leur pays s’amenuise inexorablement.

Wissal Ayadi