Tunisie : Minées par la contrebande et l’économie informelle, les régions frontalières peinent à prendre leur envol (Expert)

06-06-2023

Les régions frontalières concernent 16 gouvernorats sur les 24 qui composent le territoire tunisien. 

Des villes comme Ben Guerdane, Ghardiamou, Tataouine, Kasserine ou encore la région du poste frontalier de Ras Jdir, situées à proximité des frontières avec l’Algérie et la Libye, regorgent d’un potentiel économique considérable. 

Cependant, elles sont confrontées à des défis spécifiques qui entravent leur développement. Economie informelle, marginalisation, infrastructures désuètes, sécurité, manque de vision et stratégie et un processus de décentralisation en panne… Autant de handicaps qui empêchent l’attrait des investisseurs. 

Afin de comprendre les enjeux du développement des régions frontalières, GnetNews s’est entretenu avec Hamza Meddeb, chercheur au Carnegie Middel East Center. 

Les années fastes des régions frontalières

Les régions frontalières ont une spécificité, celle d’être historiquement sous-développées. En effet elles n’ont pas bénéficié d’investissements publics en termes d’emploi ou d’infrastructure, l’Etat préférant investir dans des régions économiquement dynamiques. 

D’après Hamza Meddeb, il y a toujours eu une prime aux zones qui hébergent l’activité économique menant à une inexorable accumulation de handicaps dans les régions frontalières, mais aussi de l’intérieur. « En termes de chiffres, il faut savoir que deux-tiers des entreprises sont installées à 1 heure de route de Tunis, Sousse et Sfax. Ainsi, la question du soulèvement et des mouvements sociaux dans les régions frontalières, comme à Kasserine ou Sidi Bouzid, reflètent un malaise profond face à un pays à deux vitesses ».

Sous l’ère Ben Ali, dans les années 2000, considérées comme fastes pour les régions frontalières,  il y a eu un mode de gouvernance basé sur le laisser-faire de l’économie informelle qui était devenue une forme de développement par substitution. « Cela remplace l’effort de l’Etat et les investissements publics. L’Etat a donc laissé l’économie informelle se développer, sur la base d’échanges transfrontaliers illégaux. Cela a permis à des catégories sociales de survivre et à certains d’accumuler de la richesse à l’image des grands contrebandiers », souligne le chercheur. 

Un territoire dans le territoire régi par des « sociétés de contrebande », mais qui a permis à de nombreuses familles de subsister là où l’Etat était absent. « Au lieu de faire, l’Etat a laissé faire. Mais tout en restant très pragmatique dans la manière de gouverner ces régions. En somme, l’Etat ne pouvait pas ne rien faire et ne rien laisser faire », poursuit-t-il. 

Ainsi, ces zones ont vu l’émergence de véritables plateformes à l’image de celle de Ben Guerdane,  spécialisée dans le commerce transfrontalier informel. 

Dans ce sens, Hamza Meddeb explique qu’il existe deux types d’économie transfrontalières informelles. La première concerne la contrebande matérialisée par des échanges qui sont en dehors de la légalité. Cela peut être tout type de produits, comme le tabac, des pneus, de l’électroménager, des téléphones, de l’or, des devises… 

Mais contrairement à l’imaginaire collectif, la contrebande n’assure pas pour autant le plus gros des volumes de l’économie informelle, précise Meddeb.

En effet, le deuxième type d’économie informelle a été réalisé à travers la fraude douanière. « A cette époque la plupart des marchandises passaient par les postes frontaliers comme celui de Ras Jdir, mais dont les quantités étaient sous-déclarées grâce, notamment, à la corruption ».

Depuis 2011, il y a eu un débat en Tunisie sur la nécessité de repenser le modèle de développement, en raison des inégalités régionales, qui ont été , rappelons-le, les fondements de la révolution de 2011. 

Ras Jdir: un exemple de déclin de l’économie informelle dans les régions frontalières

Les échanges transfrontaliers illégaux ont certes continué après 2011, mais les volumes ont largement diminué en raison d’une part du soulèvement populaire en Tunisie mais aussi de la chute du régime de Mouammar Kadhafi et de la fragmentation de la Libye.

En effet, la Libye est à l’origine, ce qu’on appelle une plateforme de réexportation réalisée grâce à un régime fiscal doté d’aucun droit de douane. Mais la crise politique, économique et sociale a fait que le pays ne pouvait plus jouer ce rôle, diminuant a fortiori les quantités de marchandises qui transitent entre la Tunisie et la Libye. 

« On  a vu également l’effondrement de tous les arrangements jusque là mis en place au niveau de la frontière à cause notamment des fréquentes fermetures du poste de Ras Jdir. Nous avons assisté à de nombreuses manifestations et des sit-in suite à la fermeture de ce poste car, Ras Jdir était considéré comme le poumon névralgique de tout le gouvernorat de Médenine et même au-delà », relève Hamza Meddeb.

La troisième dynamique a concerné la situation sécuritaire à la frontière qui a impacté très négativement les échanges transfrontaliers.

Zones économiques spécialisées: un projet pensé sans volonté

« Après 2011, tous les décideurs ont compris que les régions frontalières étaient frappées par un malaise et qu’il était temps de créer un modèle de développement spécifique à ces régions en prenant en compte l’informalité de l’économie, la faiblesse des indicateurs de développement et la position de ces régions situées aux encablures de deux pays pétroliers, membres de l’OPEP, dont le produit phare est la contrebande de carburant », explique Meddeb

C’est à ce moment-là que l’idée de la création de ce qu’on appelle des zones économiques spécialisées ou aussi appelées zones logistiques a vu le jour. L’un des principaux projets concerne alors  la ville de Ben Guerdane, s’étendant jusqu’à la frontière Libyenne et incluant le port de Zarzis et l’aéroport de Djerba. « A l’époque il a été également question de créer une zone logistique à Ghardimaou et à Thelèpte du côté de la frontière algérienne. Mais aucune n’a réellement vu le jour », précise le chercheur. 

« A Ben Guerdane ce projet a été lancé en 2012 et 120 hectares ont été aménagés pour ce projet avec des problèmes de fonciers qui ont été péniblement réglés en 2017… et depuis plus rien.

Ainsi, toute cette idée de modèle de développement a été réduite aux zones logistiques ce qui est très réducteur, car ils peuvent être un élément d’un modèle de développement mais ne peuvent en être un en tant que tel », poursuit-il.

Hamza Meddeb évoque trois raisons à l’échec du développement de la zone économique spécialisée de Ben Guerdane. 

D’abord il déplore l’absence d’élaborations de cadres financiers pour la création de ces zones. A savoir, les règles d’impositions, de taxation, d’incitations… « Toutes ces questions sont restées en suspens et la Tunisie n’a pu doter ce projet d’un cadre réglementaire incitatif  et qui lui donne une identité ». 

Par ailleurs, Meddeb indique que pour développer ces zones il faut l’appui de gros opérateurs internationaux puisqu’il s’agit de projets PPP ( partenariat public privé). « Or, nous n’avons pas vu beaucoup d’opérateurs se bousculer. Même les Chinois qui ont exprimé concrètement leur intérêt en faisant le déplacement à Ben Guerdane en 2017, n’ont pas concrétisé en raison de l’absence de ces cadres ». De plus, si la loi sur les PPP existe bel et bien, elle n’a jamais vraiment été mise en œuvre en raison des nombreuses réticences d’une part de l’Etat, mais également des syndicats qui sont hostiles à l’investissement privé. 

Les autorités tunisiennes sont par la suite tombées dans une forme d’attentisme, très vite rattrapée par la pandémie de Covid-19, les événements du 25 juillet 2021 et la crise politique, économique et sociale qui s’en est suivie…faisant tomber aux oubliettes ce grand projet, pourtant prometteur pour l’économie régionale et nationale.

Enfin, le chercheur indique que ces dispositifs ont été pensés pour inclure l’économie informelle. Or, le contexte politique n’a pas réellement favorisé cela, le cadre réglementaire indéfinie non plus. Ainsi, l’informalité a demeurée telle quelle, ne réglant pas les fléau de la contrebande et de la fraude douanière. 

La Tunisie traîne, concurrencée par la Libye

Si aujourd’hui la volonté de faire de ces zones frontalières, comme celle de Ras Jdir un fleuron de l’économie nationale, le temps est pourtant compté. La Tunisie, est en effet très en retard, puisque la Libye a déjà franchi le pas dans plusieurs villes et prochainement dans la ville frontalière de Zouara (à 60km de Ras Jdir) où une zone économique spécialisée est en cours de création, venant concurrencer directement le projet de Ras Jdir. Cette zone s’étend de la frontière tunisienne jusqu’à la ville de Zouara avec notamment un port et un aéroport très performants.

La Tunisie a trop tardé et nous prenons le risque de nous retrouver dans le même situation que le projet du Port d’Enfidha (toujours dans les cartons) qui a été finalement devancé par celui de Tanger Med au Maroc, devenu aujourd’hui un des ports les plus dynamiques, modernes et performants de la région, Méditerranée », conclut Hamza Meddeb. 

En l’absence de projet de développement et d’une économie informelle en déclin, ces régions frontalières se vident petit à petit de leurs habitants. Un exode qui se fait à travers l’immigration illégale ou la fuite vers les grandes villes.

La Tunisie devra agir vite pour exploiter le plein potentiel de ses régions frontalières afin de favoriser un développement équilibré et inclusif sur l’ensemble de son territoire. Ainsi, le projet de décentralisation, en panne, pourrait être une des solutions à ce problème. 

Wissal Ayadi

1 Auteurs du commentaire
plus récent plus ancien Le plus populaire
Abidi

Mr svp de quoi regorgent ces zones frontalières et quel potentiel économique ont elles , veuillez les éclairé pour qu’ils puissent puiser dans ces ressources et décoller vers votre monde