Tunisie : Une politique souverainiste marquée par un rapprochement de l’axe Chine/ Russie, loin du joug occidental

18-01-2024

La Tunisie et la Chine tracent une nouvelle voie diplomatique sous l’impulsion de la politique souverainiste de Kaïs Saïed. Les relations, établies depuis les années 60, évoluent vers une coopération économique stratégique, mettant en lumière les enjeux géostratégiques, les opportunités économiques et les défis politiques auxquels la Tunisie est confrontée dans cette quête d’un positionnement international équilibré.

Adnan Limam, professeur universitaire en relations internationales et Oussama Dhieb, enseignant en culture Chinoise et chercheur en sciences politiques nous livrent leur vision des relations Tuniso-Chinoises. 

Historique des relations

Les relations diplomatiques entre la Chine et la Tunisie ont été établies le 25 décembre 1964 avec la reconnaissance par la Tunisie de la Chine Populaire.

Au fil des ans, la Chine et la Tunisie ont cherché à renforcer leur coopération économique. Des accords ont été conclus dans des projets d’infrastructure.

« Ces relations sont importantes sans la mesure où les Chinois ont toujours œuvré à avoir une coopération intéressante avec la Tunisie. La Chine a notamment contribué à la réalisation de plusieurs projets d’infrastructures tels que des hôpitaux ou des routes. On se rappellera également de l’envoi de médecins acupuncteurs envoyés dans les hôpitaux tunisiens dans la cadre de la coopération tuniso-chinoise », nous dit Adnan Limam.

De son côté, Oussama Dhieb, indique que la Tunisie a exprimé un intérêt dans la Belt and Road Initiative, une initiative de développement économique proposée par la Chine visant à renforcer les liens commerciaux et les infrastructures entre les pays participant.

Par ailleurs, des échanges culturels et éducatifs ont été encouragés pour promouvoir une meilleure compréhension mutuelle entre les peuples chinois et tunisien.

Nouvelle vision souverainiste de la Tunisie

La Tunisie, sous la présidence de Kaïs Saïed, cherche à diversifier ses partenariats et promeut activement un monde multipolaire, éloignant son orientation du cadre exclusif des relations avec l’Union européenne. « La nouvelle politique souverainiste engagée par Kaïs Saïed ne s’accommode pas du tout d’un monde unipolaire et souhaite ardemment l’avènement d’un monde multipolaire pour pouvoir disposer d’une marge de manœuvre plus importante et sortir du cadre exclusiviste des relations avec l’Union Européenne en diversifiant ses partenariats. C’est dans ce cadre-là que la Tunisie voit les choses dans ses relations avec la Chine », explique Limam.

Il y a donc un aspect politique prépondérant dans ces relations puisque que la Tunisie a intérêt majeur à ce qu’il y ait un monde multipolaire avec des partenaires économiquement puissants et disposés à avoir des relations économiques poussées avec la Tunisie sans le versant politique que lui impose le bloc occidental. Dans ce sens Adnan Limam rappelle que les Etats Unis et l’Union européenne « assortissent très souvent leur coopération économique de conditions politiques prétendument liées aux droits de l’Homme et considérées comme des conditions d’ingérence par la Tunisie ».

Les gouvernements qui ont précédé le staff gouvernant actuel ont toujours cédé aux pressions occidentales pour maintenir la coopération avec la Chine dans des limites modestes », poursuit-il.

« Dans les relations internationales, il est bien connu que la Chine offre sa coopération économique et se refuse à s’ingérer dans les affaires internes des autres pays. Ainsi la coopération économique avec un géant économique comme la Chine est vue d’un très bon œil par la Tunisie », ajoute le professeur en relations internationales.

Importance géostratégique de la Tunisie

Adnan Limam souligne le rôle clé de la Tunisie en tant que porte vers l’Europe et point d’entrée en Afrique. L’expert précise également qu’elle contrôle directement le détroit de Sicile par lequel transite 40% des échanges commerciaux maritime dans le monde.

Ainsi, cette position stratégique attire l’attention des axes Russo-Chinois dans leur quête d’influence en Afrique.

« L’axe Russie Chine cherche à créer un dispositif économique, politique et sécuritaire en Afrique pour damer le pion aux Etats occidentaux, qui n’ont de cesse de piller d’une manière éhontée et criarde les ressources des pays africains. De ce fait, pour la Chine et la Russie il y a un enjeu majeur sur le plan géostratégique et sur le pan approvisionnement en matières premières qui concerne l’Afrique et donc il y a une lutte bien visible entre ces axes Russo-Chinois et la partie occidentale. La Tunisie n’échappe pas à cette lutte d’influence », relève Adnan Limam.

Limitations constitutionnelles et stratégie Tunisienne

Il faut souligner que la réflexion stratégique impose à la Tunisie non pas de s’aliéner un bloc pour entrer dans un autre bloc. Dans ce contexte Adnan Limam rappelle que cette manœuvre est, de toutes les manières, interdite par la constitution. « Il y a une disposition contenue dans le préambule du texte suprême qui stipule qu’il est interdit à la Tunisie d’entrer dans des alliances. Par exemple il lui est interdit d’intégrer l’OTAN ou dans une autre alliance de nature militaire ». Cette disposition est censée régir les grandes lignes de la politique internationale de la Tunisie.

Pour la Tunisie l’enjeu est de disposer d’une plus grande marge de manœuvre que celle qui avait court sous le « joug » du monde unipolaire et de tirer le meilleur profit de ce positionnement nouveau.

« La coopération économique avec la Chine offre à la Tunisie une alternative aux pressions politiques liées aux droits de l’homme souvent imposées par l’Occident, permettant une relation plus axée sur le développement économique », ajoute Limam.

Pression tunisienne sur l’Occident ?

Adnan Limam souligne que les pressions excessives des États occidentaux pourraient conduire à des pertes d’influence au profit d’autres partenaires.

« Si la Tunisie décide d’adopter une politique souverainiste, elle ne s’accommode pas avec la non prise de risque. Mais les Etats occidentaux doivent bien comprendre que cet égocentrisme maladif qui dicte leur politique à l’égard des autres Etats est en train d’encaisser des coups sévères ».

A cet égard il rappelle que dans la foulée de la guerre entre la Russie et l’Ukraine, le monde entier a pris des positions indépendantes loin de diktats occidentaux. Ainsi selon Limam, ce sont les Etats occidentaux qui doivent craindre de perdre la Tunisie s’ils exercent une pression trop grande sur elle pour qu’elle s’aligne sur leur position. « La Tunisie a eu des positions très équilibrées sur la guerre russo-ukrainienne. Pour la question de Taïwan, la Tunisie réitère sa position déjà affichée, sur l’unicité de la Chine qui englobe l’île. Sa position de principe n’a pas changé », rappelle-t-il.

La Tunisie, sous la gouvernance de Kaïs Saïed, explore une voie souverainiste qui suscite des questionnements quant à ses implications et ses possibles répercussions.

Un changement brusque est impossible

Oussama Dhieb, de son côté, souligne que l’élite et la classe politique tunisiennes sont profondément ancrées dans une culture française et européenne. Ce constat met en lumière la complexité d’une transition soudaine vers une politique souverainiste, compte tenu des liens historiques et économiques étroits avec l’Union européenne.

L’expert avance l’idée que la politique souverainiste de Saïed pourrait être utilisée comme moyen de pression sur l’Union européenne. « Les récents signes de rapprochement avec des figures telles que Sergeï Lavrov et Wang Li laissent entrevoir des stratégies diplomatiques visant à diversifier les partenariats internationaux en sont la preuve », souligne Dhieb.

Intérêts économiques et coopération avec la Chine

Oussama Dhieb souligne l’intérêt économique de la Tunisie à explorer des alternatives de financement face aux nombreux projets d’infrastructures en attente. « La Chine, en tant que partenaire potentiel, offre un financement attractif, dénué de conditions politiques restrictives imposées par d’autres entités internationales ».

Cependant, l’analyste exprime une réserve sur la portée de cette coopération. Selon Dhieb, la Chine pourrait se limiter à répondre à des appels d’offres pour des projets d’infrastructures sans s’engager dans des investissements à long terme. La nature politique instable de la Tunisie depuis une décennie pourrait être un facteur dissuasif.

La coopération sino-tunisienne pourrait rester limitée à des aspects culturels, touristiques et humains, en raison de la classification de la Tunisie par la Chine comme un partenaire stratégique de moindre envergure, suppose-t-il.

Wissal Ayadi