La Tunisie devra se détacher des cours des marchés mondiaux pour atteindre la sécurité alimentaire !

04-10-2022

La pandémie de Covid-19, la guerre russo-ukrainienne et la crise économique ont en l’espace de deux ans fragilisé la sécurité alimentaire de la Tunisie, une situation qui menace la paix et la stabilité.

Si l’autosuffisance a été atteinte en produits laitiers, en légumes et en fruits, la Tunisie demeure dépendante en céréales. En effet, environ 50% des céréales utilisées pour la consommation humaine et 60% pour celle du bétail sont importés…à prix d’or à cause notamment de la flambée des cours mondiaux.

Se pose donc ici un autre principe, celui de la souveraineté alimentaire. Quelle approche adopter pour atteindre l’autosuffisance alimentaire ? Doit-on prioriser la sécurité alimentaire à la souveraineté ? Ces questions ont fait l’objet d’un débat organisé à Tunis ce mardi par la fondation  Heinrich-Böll-Stiftung.

Sécurité et souveraineté alimentaire…qu’est ce que c’est ?

Le concept de sécurité alimentaire a été adopté dans les années 90 par l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO).

Cette notion induit que tous les individus ont droit à l’accès à une nourriture suffisante à la fois en quantité et en qualité.

Lors du débat, était présent Houssem Eddine Chebbi, agroéconomiste. Selon lui, la sécurité alimentaire est basée sur quatre dimensions.

D’abord, la disponibilité des aliments en terme d’offre, de stockage, d’importations et d’exportations. Ensuite vient l’accès à l’alimentation. Il s’agit de la capacité financière (prix et revenus agricoles) des individus à avoir le droit d’approcher la nourriture . La troisième et quatrième dimension concernent la qualité et la stabilité.

« Pour autant, ces principes ne doivent pas rester figés, en les adaptant aux particularités de chaque pays », affirme Chebbi.

Pour ce qui est de la souveraineté alimentaire, idée évoquée pour la première fois en 1996, est présentée comme un droit international qui laisse la possibilité aux populations, aux États ou aux groupes d’États de mettre en place les politiques agricoles les mieux adaptées à leurs populations sans qu’elles puissent avoir un effet négatif sur les populations d’autres pays. Elle se construit à l’origine dans l’objectif de permettre le respect des droits des paysans.

La souveraineté alimentaire se pose ici comme étant en totale rupture avec l’organisation actuelle des marchés agricoles mise en place par l’Organisation mondiale du commerce (OMC).

« La souveraineté alimentaire ne doit pas être tributaire des événements qui surviennent dans le monde », précise Haythem Guesmi, chercheur en agriculture rurale et lutte paysanne.

« Depuis 2010, la Tunisie navigue à vue »

D’après Houssem Eddine Chebbi, la lecture faite en Tunisie de la sécurité alimentaire est fondée uniquement sur le secteur céréalier. Or, pour aborder la sécurité alimentaire, il faut tout d’abord une politique agricole et en parallèle une politique alimentaire. « En Tunisie, depuis 2010, on navigue à vue. Il n’existe aucun objectif quantifiable que l’on peur évaluer », nous dit-il.

Il explique également que la politique alimentaire a été quant à elle fondée sur une focalisation sur les prix afin de les maintenir à un niveau bas en oubliant la qualité des produits. « La qualité du produit tunisien est loin des normes internationales. Les prix n’ont pas sensiblement changé depuis 2008 », a-t-il affirmé. Une situation qui pose problème sur le système de compensation. « Son cout est beaucoup trop important. On dépense 3 milliards de dinars pour compenser les céréales et 2,5 milliards en importations », poursuit Chebbi.

D’après l’agoéconomiste, la Tunisie consomme trois fois plus que la consommation apparente, qui est elle-même différente de la consommation réelle. Ce qui a crée un décalage…décalage qui est finalement importé faisant augmenter inexorablement  la facture des importations. « C’est ce qui fait qu’aujourd’hui, nous nous retrouvons dans un contexte économique chaotique car on importe beaucoup plus au détriment d’autres secteurs majeurs comme la santé ou l’éducation.

Se détacher des cours mondiaux

De son côté, Haytham Guesmi, a mis en avant les enjeux de la souveraineté alimentaire. Selon lui il s’agit dans un premier temps de mettre en place une politique agricole qui permettra à la Tunisie de se détacher des cours des marchés mondiaux. « Il ne faut pas laisser les bourses nous dicter ce que l’on doit manger! », a-t-il lancé.

Il s’agit également de respecter la culture alimentaire du pays. « Historiquement nous sommes un peuple céréalier. Il faut donc focaliser notre production sur les céréales en faisant de l’adaptation à travers le choix de semences adaptées au climat du pays ».

Sobriété alimentaire

Avec les différentes crise qui ont touché le monde ces deux dernières années, le principe de sobriété alimentaire est devenu un mode de consommation de plus en plus répandu.

La sobriété est un principe de vie qui inscrit les comportements individuels dans une démarche de moindre consommation. En agriculture, la sobriété concerne l’ensemble des acteurs du système alimentaire, du producteur (y compris ses fournisseurs) au consommateur.

Il ne s’agit pas seulement pour les consommateurs de réduire le gaspillage, mais de consommer des produits de saison, de s’approvisionner localement, ou de transformer leurs régimes alimentaires.

Pour Houssem Eddine Chebbi, la sobriété alimentaire est un des axes qui doit servir à préserver la sécurité alimentaire. « S’alimenter en fonction du budget. Réduire deux unités à 1,8. Par exemple, si un ménage consomme deux briques de lait par semaine, il s’agit de réduire à 1,8, de même pour le pain, qui fait l’objet d’un gaspillage important », explique-t-il.

L’expert a aussi évoqué le problème de l’harmonisation des prix de certains produits qui sont imposés par l’Etat. « Il faut arrêter de fixer les prix du poulet ou des œufs, car tous n’ont pas le même niveau de qualité. Cela permettra justement d’améliorer leur qualité ».

Il suggère également de mettre en place une politique nationale en privilégiant la production locale.

Recommandations

Les deux experts s’accordent à dire que la première étape pour suivre le chemin de la souveraineté alimentaire est tout d’abord de faire l’inventaire de ce dont dispose la Tunisie en termes de nourriture et de définir ce que l’on mange pour adapter notre politique agricole en fonction. « Il n’est pas logique que 80% des produits qui composent une assiette de couscous provienne de l’importation », dénonce Haytham Guesmi.

Ce dernier fait référence à la fois aux céréales, à certains légumes ou à la nourriture pour bétail qui sert à alimenter le poulet, l’agneau ou le veau que l’on retrouve dans nos plats.

« Il faut travailler sur ce qui fonctionne », a martelé Houssem Eddine Chebbi. A cet égard, il prend le secteur de l’huile d’olive qui constitue aujourd’hui une des plus grandes richesses agricoles du pays. « Il faut adapter notre terroir à plus grand échelle, arrêter d’exporter l’huile d’olive en vrac pour développer la filière emballage ».

La sécurité et la souveraineté alimentaire ne sont pas impossibles en Tunisie. Il s’agit juste de mettre en place une politique agricole claire avec une stratégie adaptée aux ressources du pays et remettre l’humain au cœur de cette politique.

Wissal Ayadi