Tunisie : La présidentielle se joue-t-elle désormais sur les réseaux sociaux ? (Les experts analysent)

06-02-2023

Le sondage publié ce samedi 3 février par le bureau d’études statistiques Sigma Conseil a surpris l’opinion publique tunisienne. Que ce soit dans les cafés ou sur les réseaux sociaux, ce débat est sur toutes les lèvres, chacun y allant de son interprétation.

Et pour cause, les résultats concernant les intentions de vote à la présidentielle ont pris tout le monde de court, notamment en raison de la présence du rappeur Karim Gharbi, alias K2rim, en troisième position derrière Safi Saïd et le président Kaïs Saïed.

Que traduit en réalité ce sondage ? La Tunisie vit-elle une crise des partis ? Le digital et l’influence des réseaux sociaux auraient-ils pris le dessus sur les débats politiques de fond ? Voici quelques clés de compréhension.

Les Tunisiens toujours insatisfaits…

C’est lors de l’Open Sigma, ce samedi, que le sondage sur les intentions de vote a été présenté par Hassen Zargouni. Mais avant cela d’autres statistiques ont montré que que 71.9% des tunisiens sont insatisfaits quant à l’évolution de la situation en Tunisie. Un chiffre effrayant traduisant de la forte désillusion qui a emparé les Tunisiens, qui ne date pas d’hier, certes, mais qui a été exacerbé par la profonde crise économique et sociale que subit le pays.

Interrogés sur les priorités sur lesquelles le gouvernement doit agir en 2023, 40%  des personnes sondées ont plaidé l’amélioration du pouvoir d’achat et la lutte contre la pauvreté, 34 % souhaite l’amélioration de la situation économique et 33 % mettent la création de nouveaux emplois et la lutte contre le chômage en priorité.

« Le populisme est toujours influent »

Malgré ces insatisfactions, le chef de l’Etat Kaïs Saïed, tient encore la première place dans les intentions de vote avec 49%. Pour Hamza Meddeb, politologue, il s’agit d’une situation normale.

« Dans ce type de sondage, on sait depuis toujours que que le président en exercice à toujours une longueur d’avance. Mais cela n’est jamais gagné pour autant, surtout dans le contexte actuel », nous dit-il.

« La présidentielle mobilise toujours plus que d’autres scrutins, ainsi des électeurs silencieux aujourd’hui peuvent se prononcer le jour J », ajoute-t-il.

Interrogé sur la question, Mohamed Cherif Ferjani, professeur honoraire de Science Politique et d’Islamologie à l’Université de Lyon en France, explique que ce sondage montre que malgré l’importance du taux d’abstention lors des derniers scrutins (consultation, référendum, législatives), le président garde un capital confiance supérieur à ses potentiels adversaires.

Mohamed Cherif Ferjani / Professeur honoraire de Science Politique et d’Islamologie à l’Université de Lyon

« Les Tunisiens ne font pas confiance aux partis politiques, ni aux figures politiques , ni à la politique tout court.  Ce sondage traduit également que le populisme se nourrit des désillusions et d’un désenchantement démocratique sur fond d’absence d’une culture politique qui ne peut pas tomber du ciel et le fruit d’une génération spontanée », a-t-il relevé.

A cet égard, Ferjani, souligne que la culture politique suppose une confrontation de véritables projets politiques, comme c’était le cas, rappelle-t-il, lors des débats autour de la Constitution de 2014 (confrontation entre Nidaa Tounes et Ennahdha). « C’est l’absence de confrontations entre des projets politiques clairs qui a rendu flou les enjeux politiques et la recherche de compromis (tawafouquat) est à l’origine du recul du débat politique », poursuit le professeur en Science politique.

Des apolitiques pour contrer les politiques : la nouvelle sanction des tunisiens?

Ce dernier explique également que la recherche de consensus et de compromis, primant sur de vraies démarcations, serait mortelle pour la vie démocratique, pas seulement en Tunisie mais partout dans le monde.

Ce qui nous pousse à nous demander si la présence de personnalités apolitique, comme celle de K2rim ou autre, dans une échéance aussi importante que l’élection présidentielle, ne serait-elle pas en réalité une sanction contre les politiques.

Mohamed Cherif Ferjani explique que cette situation est très grave pour la transition qui, selon ses dires, ne peut prendre le chemin de la démocratie qu’avec de vraies forces politiques aux choix clairs et qui permettront un vrai débat invitant à des choix entre des alternatives crédibles.

« Il ne peut y avoir de démocratie sans pluralisme d’idées et de projets et sans de véritables partis assumant leurs choix et leurs différences », ajoute Ferjani.

La présence de K2rim dans le sondage présenté par Sigma Conseil sur les intentions de vote ne peut nous faire penser à la candidature de l’humoriste Français Coluche, lors de la présidentielle de 1981, et qui avait provoqué un tremblement de terre dans la sphère politique, le poussant finalement au retrait. Mais de son côté, Mohamed Cherif Ferjani, préfère comparer la situation de la Tunisie à des évènements beaucoup plus récents.

« La candidature de Coluche s’est faite dans un contexte institutionnel qui ne lui permettait pas d’aller très loin en raison d’un champs politique constitué de véritables lignes de démarcations. Si on doit comparer la potentielle candidature du rappeur K2rim, la comparaison est alors à faire avec des situations de désenchantement démocratique qui ont permis l’accession au pouvoir de Donald Trump aux Etats-Unis ou encore de Volodomir Zelensky en Ukraine « .

La culture politique se fait désormais à travers les réseaux sociaux

Quelques minutes seulement après la publication du sondage de Sigma Conseil sur les intentions de vote, la toile s’est véritablement enflammée, chacun y allant de son statut, de son commentaire et de son analyse… « Et si K2rim devenait président ? ».

En effet, depuis 2011, les réseaux sociaux jouent un rôle prépondérant dans la politique tunisienne. Partis, personnalités, présidences, ministères…tout le monde passe par Facebook, Instagram et plus récemment TikTok pour partager communiqués, actualités ou autres photos et vidéos…

Les premiers réceptacles de ces nouveaux moyens de communication sont les jeunes issus de la génération « Z ». La génération des personnes nées entre 1997 et 2010, soit les électeurs de demain. Elle succède à la génération Y et précède la génération Alpha. Elle est définie comme une génération née alors que les communications numériques étaient déjà bien installées dans la société.

Justement c’est sur ces mêmes réseaux sociaux que d’autres artistes, comme le sulfureux Swaggman ou encore la danseuse Nermine Sfar ont fait acte de candidature pour la prochaine  présidentielle en Tunisie. Si ces annonces, nous poussent beaucoup plus à sourire, il n’en est pas moins qu’elles traduisent d’une extension du débat politique de la sphère réelle à la sphère digitale, laissant à n’importe quelle personne le champs libre pour s’exprimer et influer, faisant même de l’influence un nouveau métier.

« La politique à l’ère des réseaux sociaux est en train de changer et elle n’est plus celle que l’on a connu jusqu’à présent. Le digital bouleverse aussi bien les comportements de consommation que les comportements politiques », affirme le politologue Hamza Meddeb.

Hamza Meddeb / Politologue

« Le digital est rempli de contradictions, il est impulsif et irrationnel et les émotions y sont manipulées par des algorithmes. Or, beaucoup de Tunisiens s’informent sur les réseaux sociaux et n’ont pas eu le temps de se constituer une culture politique solide pour contrecarrer les effets du digital », a-t-il conclu.

Wissal Ayadi