Hamza Meddeb explique les conséquences de la suspension par la banque mondiale de ses discussions avec la Tunisie

07-03-2023

Relayée d’abord sous forme de note interne, puis dévoilée par l’agence de presse Reuters et enfin confirmée dans un communiqué nocturne de l’institution financière, la nouvelle de la suspension des discussions concernant le partenariat pays entre la Banque Mondiale et la Tunisie, est arrivée comme le nouvel épisode d’un mauvais feuilleton.

La raison d’une telle décision ? Une crise politico-sociale, sur fonds des déclarations liées à la migration des Africains sub-sahariens en Tunisie qui ont été très mal perçues à la fois dans l’opinion publique tunisienne, que sur la scène internationale.

Les autorités tunisiennes ont tenté de relativiser ces propos et ont appelé à les nuancer, tout en essayant de rectifier le tir…

Une décision qui vient encore plus compliquer les efforts, presque vains, de la Tunisie dans ses négociations pour un programme de financement avec le Fonds monétaire international, lui aussi suspendu depuis décembre dernier.

Que signifie cette suspension, quelles peuvent être ses conséquences? Ne craint-on pas l’effet boule de neige au niveau des autres partenaires financiers, bi ou multilatéraux? Hamza Meddeb, politologue et spécialiste des relations de la Tunisie avec les institutions financières internationales, nous livre quelques clés de compréhension.

Hamza Meddeb

La « Grande Histoire » de la Tunisie avec la Banque Mondiale

La banque mondiale est une grande institution financière. On la considère comme la jumelle du FMI et son rôle est essentiellement de financer des projets de développement. Elle fait également de l’appui budgétaire et se pose comme étant un des plus gros bailleurs de la Tunisie. 

Elle finance aussi bien des programmes sociaux, comme le programme récent d’aide aux familles nécessiteuses d’un montant de 300 millions, ou bien des programmes liés aux services publics essentiels du quotidien comme les transports, les infrastructures, l’électricité, eau ou encore la santé et l’éducation.

« L’histoire de la Tunisie avec la Banque Mondiale nous éclaire également sur le présent. Le premier prêt que la Tunisie a contracté auprès de cette institution date des années 60 et il s’agissait d’un appui à un programme lié à l’éducation et donc destiné à former des générations de cadres qui allaient se retrouver au service de l’Etat ou du secteur privé. Cela a toujours servi à la Tunisie d’assoir son image comme un pays soucieux de son capital humain, qui sait investir, et développer sa population. Bien que la Tunisie ait été soumise à un régime dictatorial pendant près de 40 ans, elle a toujours été considérée comme un régime éclairé soucieux du bien être de la population et qui a toujours été engagé sur les questions de santé et d’éducation », nous dit Hamza Meddeb.

Une image qui a largement participé au capital sympathie de la Tunisie auprès de la Banque Mondiale. « Sous le mandat de feu Habib Bourguiba, la Tunisie a été perçue comme un pays très engagé sur le social, l’éducation, la santé, le développement du capital humain. Et sous le régime de feu Zine El Abidine Ben Ali, le pays était considéré comme un bon élève, pour sa bonne gestion des finances, et de son économie, certes sans faire d’effort de modernisation mais dont les décaissements sont réalisés et où les projets sont concrétisés. Après 2011, la capital sympathie s‘est poursuivi car la Tunisie était devenue la première démocratie du monde arabe et donc la Banque mondiale, comme d’autres institutions, n’a pas hésité à poursuivre son soutien à cette démocratie naissante »., poursuit le politologue.

Un capital sympathie en berne

Aujourd’hui le portefeuille de la Banque Mondiale en Tunisie est de 2,1 milliards de dollars sur des projets et des programmes qui sont en cours de réalisation, autrement dit actifs. Une somme importante pour un petit pays de 12 millions d’habitants et qui en dit long sur l’engament de la Banque Mondiale auprès de la Tunisie.

Aujourd’hui la suspension des discussions de la Banque mondiale avec la Tunisie montre que ces relations ont été fortement altérées.

« En général les institutions financières évitent le politique. Leur mandat est plutôt basé sur des dimensions techniques. D’ailleurs, la Banque Mondiale travaille avec tout type de régimes, qu’ils soient des démocraties, semi-autoritaires, autoritaires », souligne Meddeb.

Si cette nouvelle est apparue comme un coup de massue pour la Tunisie, il faut bien définir la nature de cette suspension. Ainsi, selon Hamza Meddeb, ce qui a été suspendu ou gelé, sont les discussions sur l’accord sur le « Country Partnership Framework » (CPF). « C’est un accord cadre pays discuté et négocié tous les 4 ans. Il y figure les orientations du pays et la batterie de projets qui vont servir la vision de développement du pays. Celui qui a été gelé concerne la période 2023/2027. Mais cela ne veut pas dire qu’elle va suspendre les projets en cours ou qu’elle ne peut pas se raviser », précise-t-il.

Au vu des différentes réactions internationales et du communiqué de la Banque Mondiale, publié tard dans la nuit du 6 au 7 mars, force est de constater que l’opinion internationale devient  hostile à la Tunisie suite au discours prononcé par Kaïs Saïed, le 21 février dernier, sur les sub-sahariens.  Au sein des institutions financières, ce genre de propos ne passent visiblement pas…

« La scène internationale n’a plus aucune sympathie pour la Tunisie d’aujourd’hui et elle n’est plus prête à faire preuve de bienveillance. La Banque Mondiale a d’ailleurs insisté sur l’idée des valeurs, de tolérance, d’intégration, de protection des minorités… Ces institutions ne sont pas uniquement des machine financières, elles véhiculent aussi des valeurs à travers le financement de projets sociaux comme la lutte contre pauvreté, l’égalité des genres, l’inclusion des femmes… Il ne faut pas sous-estimer le poids de ces valeurs dans leur fonctionnement et leurs prises de décisions. Malheureusement les décideurs en Tunisie ont définitivement raté ces valeurs », ajoute Hamza Meddeb.

L’effet boule de neige

D’après notre interlocuteur, il faut également lire la décision de la Banque Mondiale en lien avec le dossier du FMI. Il explique dans ce sens que ces deux institutions se concertent et s’alignent.

« Nous sommes à quelques semaines des réunions du printemps qui vont avoir lieur le mois prochain avec le FMI. C’est un signal fort de la Banque mondiale. Autrement dit, s’il n’y a pas d’accord avec le FMI, il n’y aura pas décaissement de la Banque Mondiale », nous dit Meddeb.

En effet, cette crise autour de la question de la migration, n’autorise plus cette bienveillance dont la Tunisie a profité lors de la décennie précédente.

En outre, Hamza Meddeb rappelle également que la Banque Mondiale a atteint un niveau d’exposition limite dans ses engagements avec la Tunisie, et qu’elle ne peut pas continuer à décaisser dans la période à venir sans un accord définitif avec le FMI. « L’exposition de la Tunisie vis à vis de la Banque Mondiale est calculée en fonction de la quote-part de la Tunisie, et elle a atteint aujourd’hui sa limite. C’est une des raison qui fait, que face à l’incertitude politique qui règne, à la fragilité de la dette publique qui atteint 90% de PIB, à l’ampleur de son engagement en Tunisie, la BM a pris cette décision de suspension ».

Du côté Tunisien, un effort reste encore à faire pour pouvoir retrouver son capital sympathie auprès du FMI. Un effort qui devra vraisemblablement doubler au vu des circonstances de cette crise.

« C’est aujourd’hui à la Tunisie de décider si elle veut un accord avec le FMI, si elle veut  mettre en place les réformes et s’engager réellement. Les autres instituions financières comme les  banques de développement, vont s’aligner également, sur un fond de mélange technico-politique à la fois, en raison de la fragilité de l’équilibre financier de la Tunisie et du manque de visibilité sur l’accord avec le FMI, mais aussi sur les positions des autorités financières sur la question de la migration sub-saharienne », conclut Hamza Meddeb.

Wissal Ayadi